D’une science dite humaine, l’économie semblait définitivement en passe de
devenir inhumaine. On exagère un peu, bien sûr. On veut dire désincarnée :
de simples chiffres, dont la valse enchanteresse rythmait les études des
analystes – et subséquemment les pages des gazettes. Plus elles étaient
“spécialisées”, plus les chiffres comptaient. Le Nasdaq avait pris deux
points dans la journée. L’immobilier, 3 % sur un mois. Les données
mensuelles de quelques indicateurs et les résultats trimestriels des
entreprises alimentaient le seul chiffre qui, au fond, comptât vraiment :
l’indice
Dow Jones. On aurait tant voulu que l’économie s’assimile aux sciences
exactes, qu’elle puisse se résumer à des signes, et rien d’autre. Choyés,
mathématiciens et physiciens imaginatifs, champions de la “modélisation” de
titres boursiers de plus en plus complexes, symbolisaient la nouvelle
croyance en une économie devenue quasi science exacte.
Bien sûr, la passion des nombres ne s’est pas éteinte. De plus, il ne s’agit
pas de basculer dans l’excès inverse. S’ils ne sont pas magiques, les
chiffres de l’activité économique ne sont pas vains non plus. Mais on leur
accorde désormais moins de signification instantanée ou péremptoire. Comme
leur nom l’indique, ils ne sont jamais que des “indicateurs”. Par quoi les
remplacer ? On redécouvre soudainement une économie science humaine. Les
médias sont plus attentifs aux drames quotidiens de la crise, ou aux escrocs
et prédateurs qui, hier encore, faisaient florès précisément parce que
personne ne s’intéressait à eux.
Ainsi en va-t-il des expulsions d’emprunteurs insolvables. Barack Obama,
dans son plan de sauvetage, a prévu de leur venir en aide. Leur nombre
augmente sans cesse. Lorsque, il y a vingt mois, nous avions rencontré la
juriste
Sarah Ludwig, codirectrice d’une association d’entraide dans les
quartiers déshérités, elle pestait : “Cela fait plus de dix ans que les
expulsions ont lieu, mais personne ne s’en est soucié tant que les banques
gagnaient de l’argent avec les subprimes.”
Pour la première fois, le
New
York Times consacrait sa manchette, samedi 16 mai, à l’extension massive
du phénomène dans sa conurbation. Il mettait surtout l’accent sur l’un de
ses aspects, jusqu’ici peu obervé : “L’énorme inquiétude que l’écart de
richesse historique entre familles blanches et noires sorte exacerbée” de
l’augmentation rapide des saisies immobilières, au dire d’Ingrid
Ellen, codirectrice du centre de politique urbaine à l’université de New
York. Des études précédentes montraient déjà que les Noirs avaient, à revenu
égal, 3,6 fois plus de risques de se retrouver en situation d’insolvabilité
que les Blancs.
Le quotidien a été à la rencontre des classes moyennes noires et a confirmé
les données d’une étude plus récente : les premières victimes de la crise ne
sont pas les plus pauvres. Les familles noires à revenu moyen-haut (de 100
000 à 150 000 dollars annuels) sont au contraire les plus susceptibles de se
retrouver en défaut de remboursement. Dans des villes de la périphérie
new-yorkaise, elles fournissent plus des trois quarts des arrêtés
d’expulsion.
L’économie humaine, c’est encore la couverture par les chaînes d’information
télévisée des pertes d’emploi qu’entraîne la reprise de Chrysler par Fiat.
M. Obama exigeait du constructeur pour lui venir en aide une restructuration
“douloureuse”. Vendredi, ce dernier annonçait la rupture de ses contrats
avec 789 concessionnaires. Le lendemain,
General Motors se séparait de 1 100 d’entre eux. Hier, l’économie-science
inhumaine aurait interrogé des experts cravatés sur les conséquences des 85
000 emplois détruits. Là passaient en boucle les visages décomposés d’hommes
dont les familles étaient attachées depuis parfois deux ou trois générations
à ces constructeurs.
Dans quelle économie, enfin, faut-il ranger le thème dont le
Wall Street Journal semble se faire une spécialité ? Pas un jour ne
passe sans qu’il présente une nouvelle “affaire”, le plus souvent par un
article débutant en “une”. Le 13, on apprenait que l’escroc
Bernard Madoff était soupçonné d’avoir fait bénéficier certains clients
de ses largesses avant sa faillite : 6 milliards de dollars auraient été
retirés de son fonds BMIS durant ses trois derniers mois d’existence. Le 14,
on était avertis que la SEC, le gendarme des marchés, allait déposer plainte
pour fraude et corruption aggravée contre
Angelo Mozillo, l’ancien PDG de Countrywide, numéro un disparu du prêt
subprime. Le 15, que l’ancien directeur de l’agence fédérale garantissant
les pensions de 44 millions d’Américains, nommé sous la présidence Bush,
était soupçonné de concussion avec des firmes de Wall Street.
Le même jour,
James Simons, un manager de hedge fund, se voyait demander par ses
actionnaires comment il leur avait fait perdre 17 % sur l’année écoulée
alors que le portefeuille qu’il gérait pour lui-même et quelques
actionnaires s’en était très bien sorti. L’information-clé du 16 mai : deux
juristes de la SEC sont interrogés par le bureau du procureur. Ils auraient
bénéficié de leur position pour couvrir “de multiples” opérations
frauduleuses à Wall Street. Tous ceux-là constituaient la face humaine de
cette économie inhumaine aujourd’hui décriée qui idolâtrait un chiffre en
toutes circonstances : la maximisation du gain.
*Chronique
(Source :
http://fr.mg40.mail.yahoo.com )