Au commencement, c’était la loi du 4 août 2008 portant
création de l’ANPRI, (Agence nationale de promotion de la recherche et de
l’innovation). Mission : diffuser la culture de l’innovation technologique
auprès des professionnels, aider les entreprises à identifier les nouveaux
besoins, mesurer leur degré d’innovation technologique, faciliter la formation
et l’insertion des chercheurs dans le secteur privé, soutenir les projets
prometteurs et développer la diffusion de nouveaux savoir-faire allant de la
recherche vers l’industrie. Enfin ! C’est arrivé, quelle chance ! Mieux vaut
tard que jamais ! Cela faisait longtemps qu’entreprises, experts, universitaires
et administrations faisaient cavaliers seuls, poursuivant chacun son bonhomme de
chemin comme si l’on pouvait séparer la recherche de l’entreprise et
l’université du marché de l’emploi.
«Nous avons devant nous deux communautés, la communauté scientifique et la
communauté entrepreneuriale ; entre les deux, il n’existe pas de jonction ;
notre rôle à nous est de réussir à mettre en relation ces deux acteurs
importants de la vie économique», assure Bahri Rezig, directeur général de
l’ANPRI qui ajoute : «Je suis très optimiste, l’agence compte travailler sur
du concret. User du savoir pour développer des affaires commerciales reste
un tabou chez nous, c’est pour cela qu’il faut travailler également sur les
mentalités. L’université s’est toujours tenue à l’écart de la communauté
entrepreneuriale et des problèmes de l’employabilité. Nous faisons de la
recherche théorique appréciée et estimée à l’échelle internationale mais
dont les retombées sur le milieu entrepreneurial et industriel du pays
restent minimes. Il est grand temps de changer tout cela».
Jusqu’aux années 90, il existait une uniformité au niveau des universités et
de l’entrepreneuriat, les mêmes cursus universitaires, mêmes programmes pour
les mêmes disciplines, le besoin d’un leadership ou d’une élite ne se
faisait pas réellement sentir. Nous étions dans la démocratie universitaire
et entrepreneuriale, mais tout pays a besoin d’une élite sans laquelle il ne
peut avancer.
De l’eau a donc coulé sous les ponts depuis, et vu le développement du pays,
on s’est rendu compte qu’il fallait mettre en place les bases adéquates pour
la création d’un leadership universitaire et entrepreneurial. On devait
œuvrer à créer des universités qui se distinguent par la qualité de leurs
recherches, leurs capacités anticipatrices quant aux progrès et innovations
technologiques de par le monde et des entreprises industrielles qui adoptent
les mêmes principes.
Des réglementations qui ne suivent pas…
Comme pour apporter la preuve de la pertinence de la création de l’ANPRI,
les capitaines de l’industrie en Tunisie n’ont pas tardé à s’y intéresser.
Dernière sollicitation en date, celle d’un grand couturier de la place qui,
après avoir formulé sa demande à l’agence, a vu débarquer une équipe
d’experts ingénieurs à son bureau. Objet de la réunion ? Développer une
technologie tridimensionnelle pour les besoins de l’industrie de
l’habillement et du prêt-à-porter.
Acte est pris de mettre en place un plan de recherche adéquat, mais l’on ne
s’arrêtera pas à ce stade, le principe du scanner 3D peut servir dans
l’industrie, la santé et autres secteurs d’activités économiques et
sociales.
L’agence et ses experts auront du pain sur la planche, il faudrait qu’ils
aient les moyens de leurs recherches. «En tant qu’agence chargée du
développement et du transfert technologique, nous avons réfléchi à une
stratégie destinée à dessiner les contours d’un programme concret et
réalisable pour instaurer la culture de l’innovation dans la société
tunisienne et au sein des entreprises. En Corée du Sud, on met en scène des
pièces théâtrales pour des enfants de 7 ans dont les thématiques se
rapportent à la propriété intellectuelle et aux conséquences négatives de la
contrefaçon sur une économie», souligne Bahri Rezig.
C’est ainsi que l’on développe le respect pour la recherche et que l’on
instaure une culture entrepreneuriale propre à l’innovation et la quête des
hautes technologies.
L’agence met actuellement en place une grille pour l’évaluation des
potentialités d’innovation d’une entreprise tunisienne. Les experts qui
procèderont à cette évaluation sont en train de recevoir les formations
adéquates tout comme d’autres qui se spécialiseront dans la propriété
intellectuelle.
Une réforme serait providentielle pour développer la recherche en Tunisie et
descendre l’Université de sa tour d’ivoire. Le système doit être plus souple
et les chercheurs estimés comme il se doit. Car il est des exemples qui
risqueraient de briser d’un seul coup ce lien fragile qu’on voudrait créer
entre chercheurs universitaires et acteurs économiques réels.
Tel cet universitaire sollicité par le ministère de l’Agriculture lors des
inondations dramatiques d’Oued Medjerda. Il avait pour mission d’identifier
les causes qui ont été à l’origine de ce drame et les moyens d’y faire face.
Pour la même mission, un expert européen avait exigé 1.500 euros/jour.
L’universitaire en question s’était contenté de près de 6 mille dinars pour
toute la durée de la mission. Au terme de sa recherche, le montant de ses
honoraires a été transféré à son organisme de tutelle.
Mais alors qu’il s’attendait à être payé comme prévu, il bute sur le refus
de l’Administration. «Monsieur, oui vos honoraires ont été déposés chez nous
mais la loi nous interdit de vous payer dans le cadre de cette opération qui
n’entre pas encore dans un cadre légal».
Cet exemple à lui seul a cassé la machine. Pourquoi ? Parce que les lois de
la fonction publique ne se sont pas adaptées au développement du contexte
économico-social. Et donc avec pareille situation, peut-on reprocher aux
universitaires chercheurs de travailler en solo en présentant leurs notes
d’honoraires à titre individuel et dans beaucoup de cas dans la discrétion
la plus totale? Peut-on leur reprocher de bouder la recherche expérimentale
et de se contenter de se lancer dans des recherches théoriques, reconnues,
elles, et financées par l’Etat ?
On oublie trop souvent que pour promouvoir une collectivité, il faut que
toute recherche porte en elle un projet et que, in fine, l’innovation part
du marché et revient vers le marché.
L’agence, pour sa part, est décidée à lancer des services d’expertise
qu’elle comptabilisera au secteur privé. Elle compte manager les
intelligences existantes pour le service de l’entrepreneuriat et de
l’innovation technologique. Le chercheur tunisien accorde de l’importance
aux conditions de travail, à son statut dans la société et à la
reconnaissance de son travail.
Convertir la recherche sur sujet en une recherche sur projet.
Pour convaincre les universitaires de s’intéresser à la recherche projet, il
faudrait évidemment travailler sur les mentalités mais aussi changer les
lois. La recherche tunisienne s’est cloîtrée dans le travail théorique qui
ne répond pas à une demande, le temps presse et la conjoncture est aux
performances et à la créativité.
L’ANPRI se trouve aujourd’hui au centre de problématiques structurelles et
fondamentales, les unes reliées au système de la formation et de la
recherche en Tunisie. Un système qui, bien qu’ayant subi des réformes
drastiques se rapportant au statut de l’enseignant chercheur et à celui de
l’ingénieur chercheur, reste insuffisant.
Aujourd’hui la première mission de l’agence est de convertir la recherche
sur sujet en une recherche sur projet. Pour cela, elle compte mettre en
place deux leviers et deux techniques :
– installer des outils de management de projets dans les laboratoires
spécialisés et professionnaliser la gestion de management des projets de
recherche économique par des procédures de qualité qui imposent l’existence
d’un partenaire : l’entreprise ;
– implanter au sein des universités, des bureaux de transfert de technologie
(BUTT) en tant qu’interface de proximité. L’agence assurera le transfert des
informations dans les deux sens, de l’université aux entreprises et vice
versa. Les BUTT sont autonomes et sont autorisés à lancer des projets de
recherches en partenariat avec les entreprises sous le label de l’agence qui
les accompagne et les soutient.
D’autre part, un programme d’audit national sur l’innovation technologique
sera proposé aux entreprises afin de les aider à mesurer leurs potentialités
d’innovation technologique. L’agence compte également soumettre aux
entreprises un plan d’innovation pour combler leurs points faibles sur les
plans organisationnel, technologique et stratégique. Elle propose des
profils d’experts, des agents de valorisation et d’évaluation et même des
offres de formation dédiées à des spécialistes dans différents domaines
d’innovation technologique.
L’Etat tunisien prend sur lui toute la charge de l’éducation et de la
formation. Il consacre 1,25% de son PIB à une recherche exclusivement
publique. «En Corée du Sud, la recherche est prise en charge à 75% par les
privés, les 25% restants sont assurés par l’Etat ; si nous arrivions à
partager à égalité les financements destinés à la recherche, nous aurions
accompli un grand pas en avant. D’autant plus que nous avons devant nous des
capitaines d’industrie qui font honneur au pays et qui seront prêts à
soutenir la recherche développement», assure Bahri Rezig.
L’agence ambitionne de mettre en place un système de gestion vigoureux et
viable qui réponde aux sollicitations entrepreneuriales du court terme et à
la vision du pays à long terme. Elle compte être le chef d’orchestre qui
mènera la danse entre universités et entreprises. Mais avant tout, il
faudrait qu’elle puisse choisir les axes technologiques prioritaires et
identifier les nouveaux moteurs de croissance et d’emploi du pays.
L’ANPRI se positionne dans un contexte dynamique, elle est décentrée vers
l’entreprise. C’est aujourd’hui à l’entreprise de s’orienter dans la bonne
direction, celle de l’agence.