Rabah NABLI, HDR en sociologie, enseignant chercheur à la
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sfax, titulaire d’un doctorat
sur la politique économique tunisienne et l’émergence des entrepreneurs des
industries manufacturières. Il vient de publier récemment un livre sur «Les
entrepreneurs tunisiens ou la difficile émergence d’un nouvel acteur social»,
aux éditions l’Harmattan.
Il répond aux questions d’Amel Djait et nous livre ainsi son regard de
sociologue sur l’entreprise tunisienne en essayant de décortiquer les rapports
qui semblent régir l’entrepreneuriat, dans cette partie du monde, restée à la
traîne, en dépit des efforts déployés depuis son indépendance.
Entretien passionnant en deux parties.
Webmanagercenter : Quel contexte vous a inspiré pour écrire ce livre ?
Rabah NABLI: Depuis les années 1970, les Tunisiens investissent de plus en
plus leurs capitaux dans des entreprises personnelles ou familiales. Le
nombre de ceux qui ont préféré s’installer pour leur propre compte est passé
de 525.800 en 1994 à 575.900 en 2004, soit 20,3% de la population active. Ce
secteur revêt de plus en plus d’importance. Il fait travailler aujourd’hui
plus de 40% de la population active.
La volonté de réaliser des profits constitue, certes, une des motivations
principales de ces entrepreneurs. Cependant, cette motivation ne peut
constituer un résultat cherché pour lui-même. L’entrepreneuriat apparaît
dans ce contexte beaucoup moins comme une affaire d’argent ou de
spécialistes en gestion ou en génie mécanique que comme une affaire de
compétition sociale.
On est en droit de se demander, quel rôle pourront jouer ces entrepreneurs
dans le postulat d’une réforme culturelle et politique visant à établir une
symbiose entre vie politique et vie sociale tout en sauvegardant les
intérêts de tous les acteurs sociaux en présence ?
L’entrepreneuriat tunisien qui évolue aujourd’hui, dans un contexte,
radicalement nouveau, marqué surtout par l’aiguisement de la concurrence
économique et de la compétition sociale, tant sur le plan national que sur
le plan international, serait-il en mesure de relever le défi, de faire face
à la mondialisation, en prenant des risques sur le terrain de la
construction économique, en dépit de ses faiblesses structurelles ? Est-il
question d’un acteur social autonome ; ou tout simplement un ensemble
hétéroclite d’hommes d’affaires qui acceptent passivement les initiatives
économiques décidées pour eux par la bourgeoisie métropolitaine avec la
connivence de l’Etat local ?
Quel regard porte la société sur les entrepreneurs tunisiens?
L’entrepreneur est considéré comme une figure phare de la croissance
économique. Les observateurs sont unanimes à considérer que c’est grâce au
rôle indéniablement positif joué par le secteur privé dans la création
d’emplois et dans l’investissement des capitaux, que l’image de l’entrepreneuriat
s’est transformée. Dans d’autres sociétés du Tiers-monde, l’entrepreneuriat
est encore dénigré par le discours officiel.
En Tunisie, l’entrepreneur est de plus en plus considéré comme le nouvel
acteur du développement économique. Aujourd’hui, les hommes d’affaires
bénéficient du soutien de la presse nationale et des organisations
officielles comme l’Agence de promotion de l’industrie (l’API) qui ne
cessent d’organiser des séminaires et des forums à leur attention, sur la
politique économique à prôner. La reconnaissance du rôle positif joué par le
secteur privé les a encouragés à défendre, parfois, leurs intérêts à haute
voix.
Nous croyons qu’il est aisé d’affirmer, d’ores et déjà, non seulement le
caractère non parasitaire des entrepreneurs tunisiens, quelle que soit leur
région d’origine, mais aussi leur capacité à accroître leur autonomie
relative, à l’endroit de l’Etat, surtout en matière d’économie.
Néanmoins, nous ne croyons pas qu’il soit si aisé pour ces entrepreneurs de
se constituer aujourd’hui, en véritable acteur social disposant de
suffisamment de poids pour s’ériger en une force de propositions.
Les résultats de cette étude nous ont conduit à reconnaître aux
entrepreneurs tunisiens leur dynamisme, mais force est de constater qu’ils
sont, pour la plupart, traditionalistes voire régionalistes. Effectivement,
aucune preuve jusqu’ici de solidarité collective ; ils continuent d’agir en
fonction de leur appartenance régionale. Cette solidarité régionale pourrait
être interprétée comme étant un vestige d’un type d’interactions et de
rapports sociaux traditionnels.
(Pavé) «L’entrepreneuriat tunisien est très dépendant des initiatives
institutionnelles et politico-économiques»
Certains pensent que l’entrepreneur tunisien est redevable à l’Etat qui n’a
eu de cesse de soutenir la “tunisification” de l’économie du pays au
lendemain de l’indépendance. Bien des années après, nombreuses entreprises
sont «famexées» ou «fodoprodexées». L’entrepreneuriat tunisien est-il plus
gâté qu’ailleurs?
Oui, vous avez en partie raison: les entrepreneurs tunisiens sont, pour la
plupart, trop dépendants de l’Etat. Celui-ci semble avoir aidé largement à
l’émergence de ces entrepreneurs, surtout de ceux qui sont issus de la
fonction publique. Mais, il se comporte, parfois, comme une source de
nuisances.
Les entrepreneurs issus de la fonction publique ont fait leur première
apparition au cours des années 70 et 80. Ils continuent d’avoir de bons
rapports avec l’administration et beaucoup d’entre eux avouent n’avoir pu
engager leurs premières productions que grâce à la complaisance d’un ami,
ancien camarade de classe ou ancien collègue, occupant actuellement un poste
de commandement au sein de l’entreprise publique où l’entrepreneur concerné
avait fait ses premiers pas.
A vrai dire, la technostructure désireuse de conserver tout le pouvoir
aurait encouragé de nombreux fonctionnaires à se reconvertir en industriels
en leur accordant des dotations remboursables sur 12 ans, avec un délai de
grâce de cinq ans, ainsi qu’une aide sous forme de crédit remboursable sur
10 ans et avec un délai de grâce de 3 ans.[1]
En outre, pour donner à ces entrepreneurs plus de chance, l’Etat les a
encouragés à prôner une politique de bas salaires. Et aidant à la
réalisation d’un tel objectif, il décida en toute logique d’organiser une
politique de bas prix agricoles permettant de réduire, pour les besoins de
la cause, le coût social de la production industrielle et d’élargir par voie
de conséquence la marge bénéficiaire des industriels.
L’Etat a fait aussi de son mieux pour empêcher toute tentative de révolte
émanant de la classe ouvrière ou même des fonctionnaires pouvant mettre en
danger une telle orientation.[2]
Nous tenons tout de même à faire remarquer que, dans le contexte actuel, et
selon notre enquête, ainsi que le témoignage de nombreux observateurs et
chercheurs vigilants, nous rencontrons le plus souvent deux cas de figure de
ce type d’entrepreneur: soit l’entreprise ferme et investit ailleurs, dans
les services, le commerce ou même l’immobilier, soit elle tente de se
maintenir en investissant un capital accumulé dans des créneaux lui
permettant de pérenniser ses rentes
Le rôle de l’Etat n’a-t-il pas été déterminant dans la construction de
l’économie en soutenant les hommes, les villes, … ?
Absolument, il faudrait à ce titre rappeler que les villes tunisiennes, en
particulier celles du littoral, disposent aujourd’hui, grâce aux efforts
déployés par l’Etat, de toutes les conditions générales facilitant la
production capitaliste : aménagement de zones industrielles et vente de lots
aux industriels à des prix dérisoires ; infrastructure routière et
ferroviaire viable ; moyens de transport public pour faciliter les
déplacements des ouvriers ; moyens de communication et d’information
ultramodernes et Centres de formation professionnelle bien équipés.
Au cours des deux premières décennies (les années 60 et 70), l’Etat n’avait
alors épargné aucun effort pour protéger cette industrie naissante :
interdiction formelle d’importer de l’étranger tout article produit
localement, déduction totale ou partielle des bénéfices et revenus
réinvestis au sein même de l’entreprise ou dans les entreprises tierces avec
incorporation des réserves, participation de l’Etat aux dépenses
d’infrastructures, réduction des taxes sur les biens d’équipement importés,
etc.
Un peu plus tard, ces entrepreneurs auraient profité également du programme
de privatisation entamé depuis le milieu des années 80. A la faveur de ce
programme, l’Etat leur avait cédé des entreprises publiques considérées en
difficulté… Et puis les nouveaux propriétaires des entreprises ainsi
cédées pouvaient bénéficier de l’exonération de l’impôt sur ces sociétés
pendant cinq ans. Les entreprises privatisées qui avaient des activités
industrielles tournées vers l’exportation bénéficiaient d’une exonération
d’une durée de dix ans. De surcroît, des crédits octroyés à tous ceux qui
étaient désignés pour prendre ces entreprises.
Il en résulte, malheureusement, un entrepreneuriat très dépendant des
initiatives institutionnelles et politico-économiques. Un entrepreneuriat
dont l’avenir semble dépendre un peu trop de l’étendu et de la solidité de
ses relations politiques.
Force est de constater cependant que la réalité courante de l’entrepreneuriat
tunisien ne semble pas être toujours ainsi. Le contact avec certains
entrepreneurs nous a révélé que les fortunes de certains entrepreneurs
comme: les Ben Yedder, les Ben Ayed, les Sallami, les Chérif, les Bouricha,
les M’zabi, les Ben Ammar, les Ben Sédrine, les Mlouka, les Hamrouni, les
Bayahi et bien d’autres étaient liées à des secteurs n’ayant aucune relation
privilégiée avec l’Etat.
Dans votre livre, vous insistez sur la forte disparité des parcours
d’entrepreneurs, dans notre pays. Quelles en sont les raisons? Qu’est-ce qui
a été le plus déterminant?
En Tunisie, les parcours sociaux et économiques des entrepreneurs privés,
qu’ils soient de sexe féminin ou masculin, se caractérisent par la grande
diversité. Cela s’explique non seulement par les contingences qui ont
présidé à la formation des différents éléments de cet acteur social, mais
aussi par les stratégies que les membres de ce groupe ont adoptées pour
réussir et conquérir des positions d’influence. Ces stratégies qui semblent
reposer sur la mobilisation d’un capital et d’un ensemble d’atouts.
Dans le contexte tunisien, ce capital se manifeste généralement sous la
forme d’un savoir-faire, de revenu provenant d’une activité commerciale,
d’une rente foncière, d’une fonction bureaucratique et politique, et d’une
formation intellectuelle. Quant aux atouts que les acteurs économiques
peuvent faire valoir, et mobiliser, ils sont de divers ordres. Disons,
succinctement, qu’ils peuvent aller de la qualité des expériences sociales
vécues par ceux-ci, jusqu’à l’entretien de relations et de contacts avec des
personnes d’influence ou plus généralement avec des personnes qui peuvent
servir.
Ceci dit, il est vrai que le processus d’entrepreneuriat est ici envisagé
comme étant un processus spécifique à une société et à une culture. Mais,
c’est aussi un fait socialement construit et investi par des affects et des
cognitions, des interactions et des règles, une mémoire et un futur, des
routines antérieures et surtout des apprentissages en cours. Par conséquent,
il n’y a pas de place dans cette conception des choses au déterminisme
absolu.
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