La démarche est clairvoyante et subtile, car comme l’explique un expert tunisien
de la finance: «Quoi de plus intelligent que d’investir dans le secteur banquier
et financier, tisser des relations de partenariat avec l’entrepreneuriat local,
maîtriser les réseaux économiques et politiques du pays d’accueil, développer un
solide portefeuille relationnel avant d’inviter les investisseurs potentiels de
la mère patrie à y venir faire du business. Le terrain est déjà balisé et les
promoteurs n’ont qu’à procéder à la cueillette».
Il y a pourtant plus d’une trentaine d’années que la Tunisie s’est intéressée à
l’Afrique subsaharienne, avant de changer de trajectoire, s’en détournant et
focalisant son intérêt sur l’Europe.
Les pays africains ont, pendant longtemps, été la chasse gardée de pays comme la
France, la Belgique ou l’Angleterre, jaloux de conserver leur prééminence sur
leurs anciennes colonies; ce n’est plus le cas, d’autres y vont. Serait-ce
l’effet de la crise financière et économique, ou une certaine prise de
conscience quant à l’importance du continent africain en tant que réservoir de
croissance potentiel pour la planète ?
C’est un engouement sans précédent que nous voyons aujourd’hui pour le continent
noir, pas seulement de la part de la Chine et du Japon qui s’y sont implantés
depuis des décennies, mais également de la part des Etats-Unis, dont les
intérêts qui se limitaient aux ressources énergétiques, virent déjà vers
d’autres secteurs économiques. L’Angola, le Rwanda, l’île Maurice, le Tchad et
d’autres pays subsahariens représentent un intérêt plus que certain pour les
USA. Un responsable de l’américaine Millenium Challenge Corporation (MCC –
Société du compte du millénaire) soulignait à l’occasion du Sommet
américano-africain des entreprises tenu récemment à Washington que les
investissements en Afrique sont aujourd’hui plus intéressants pour les
entreprises qu’ils ne l’étaient avant la crise financière mondiale.
Les Marocains “plantent des arbres, d’autres s’assoiront à leurs ombres”
Le Maroc, pour sa part, n’y est pas allé de main morte pour conquérir l’Afrique.
Lobbying politique, aide au développement, opérations de relations publiques,
tout est bon pour se déployer dans le Sud et en profondeur. Comme souligné plus
haut, sa stratégie est construite sur une démarche sûre et bien étudiée. Tout
est mis en œuvre pour soutenir les hommes d’affaires marocains dans leurs
efforts de dénicher des partenariats ou de lancer des projets dans les pays
africains. La banque marocaine Attijari Wafa a, tout le long de ces dernières
années, accompagné le développement des petites et moyennes entreprises (PME)
dans plusieurs pays africains à travers la mise à la disposition des opérateurs
de produits bancaires et financiers innovants et en facilitant les procédures
pour l’accès aux crédits à l’investissement.
«Quelqu’un s’assoit à l’ombre aujourd’hui parce que quelqu’un d’autre a planté
un arbre il y a longtemps», assure l’Américain Warren Buffet, PDG de Berkshire
Hathaway. Cette situation correspond à celle des banques tunisiennes qui
attendent, avant de s’aventurer en Afrique. Adoptant sans retenue le dicton,
”prudence est mère de sureté”, oubliant dans l’intervalle que dans le monde
des affaires, celui qui ne risque rien, n’a rien, et que si l’on n’investit pas
dans le long terme, il n’y a pas de court terme, ce qui se traduit dans les
faits qu’en Afrique, le premier arrivé est le premier servi. La seule banque
tunisienne qui a pignon sur rue dans le continent noir est la Banque de
l’Habitat et en grande partie grâce au savoir-faire dont elle a su faire preuve
en matière de produits logement. Plusieurs pays africains on pu bénéficier de
son expertise dont le Sénégal, le Mali, le Bénin, le Congo et la Côte-d’Ivoire.
La centrale patronale a eu, pour sa part, juste le temps, de se remettre de la
crise économique engendrée par le marasme financier qui a touché la planète,
qu’elle a commencé à lorgner sérieusement du côté de l’Afrique. Il y a deux ans,
en 2007, Hédi Djilani, présidant une délégation d’hommes d’affaires, s’est
déplacé à Lisbonne à l’occasion du sommet entrepreneurial Union
européenne-Afrique. L’objectif du sommet était le renforcement de la dimension
économique des relations entre l’Afrique et l’Union européenne pour un
partenariat effectif visant l’accroissement de l’investissement et du commerce.
La Tunisie de fait africaine a-t-elle besoin de passer par l’Europe pour tisser
des relations économiques avec l’Afrique ? Le président du patronat, qui a été
président de la Confédération panafricaine des employeurs a, à différentes
reprises, sermonné les milieux d’affaires tunisiens. Leur reprochant de ne pas
investir et s’investir suffisamment en Afrique, un continent demandeur et qui
décèle d’énormes potentialités pour le secteur privé tunisien qui étouffe dans
son petit pays. «Les pays africains accusent une forte présence libanaise,
explique un homme d’affaires tunisien qui y travaille, les Marocains y sont
aussi très actifs, les opérateurs marocains sont même allés jusqu’à affréter un
cargo pour ne pas dépendre des compagnies maritimes dans le transport de leurs
marchandise. C’est vous dire à quel point ils sont commercialement agressifs et
réactifs», ajoute-t-il.
Un plan pour la promotion des exportations
La Tunisie a mis au point, depuis 2007, un plan pour la promotion des
exportations et des échanges commerciaux avec l’Afrique. Les dernières
statistiques montrent une progression des exportations vers l’Afrique
subsaharienne avec un recul des importations. En 2007, la Tunisie a exporté pour
132 millions de DT, passant en 2008 à 356 millions de DT. En 2009, pour le
premier semestre, elle a exporté vers l’Afrique pour 189 millions DT soit une
progression de 9,9% par rapport à la même période de l’année précédente.
Les importations ont pour leur part enregistré un net recul passant de 128,2
millions de DT en 2007 à 104,0 millions DT en 2008, soit une baisse de 18,9%. Au
cours du premier semestre 2009, les importations n’ont pas dépassé les 42,310
millions DT affichant une nouvelle régression de 17,2%.
Les principaux produits tunisiens exportés sont la margarine, mélanges ou
préparations alimentaires de graisses ou d’huiles animales ou végétales, fils,
câbles conducteurs, isolants pour l’électricité, pâtes alimentaires et autres
produits industriels et agroalimentaires.
Quant aux produits importés, ce sont surtout les feuilles de placage et feuilles
pour contre-plaqués, bois bruts et bois sciés et le café.
Une stratégie de niches
Personne ne doute de l’importance du marché africain pour la Tunisie,
reconnaît-on au Centre tunisien des exportations (CEPEX), seulement pour pouvoir
s’y implanter et percer, il faut adopter une stratégie de niches.
Le ministre camerounais du Commerce, questionné sur la coopération économique
entre son pays et la Tunisie a, il y a quelque temps, affirmé que l’excellence
des relations politiques entre la Tunisie et le Cameroun sera traduite au niveau
économique : «Non seulement dans le sens de l’amélioration et du renforcement de
nos échanges commerciaux, mais davantage dans le développement des relations de
partenariat, un partenariat solide. Un partenariat, comme on dit aujourd’hui,
gagnant-gagnant», avait-il précisé ajoutant que la Tunisie peut apporter
beaucoup au Cameroun en matière de savoir-faire et d’expériences dans les
négociations internationales puisqu’elle a réussi le processus d’ouverture sur
le marché européen.
La Tunisie peut beaucoup offrir à l’Afrique. Les services, tels que l’éducation,
la formation, la santé, le transport, le conseil et l’expertise, l’ingénierie et
le bâtiment public sont autant de produits qu’elle peut non seulement
commercialiser sur le continent noir mais en devenir le leader.
Des mesures concrètes ont d’ailleurs été prises pour réussir ce pari. Un salon
sur le tourisme de santé où sera exposée toute la panoplie des soins disponibles
en Tunisie, et ciblant les pays africains, se tiendra au début du mois de mars
prochain. Mais pas seulement, au CEPEX, on est décidé, malgré des moyens
relativement réduits, à développer le marché africain. Un rendez-vous annuel
sera donc organisé en partenariat avec l’UTICA, et réunira les hommes d’affaires
tunisiens avec leurs homologues africains, des rencontres B 2 B y seront
orchestrées ainsi que des réunions avec des vis-à-vis institutionnels ou des
représentants des secteurs bancaires et financiers et des organismes de soutien.
A l’ouverture d’une conférence nationale organisée cette année sous le thème “La
Tunisie dans son espace africain : rapprochement civilisationnel et partenariat
solidaire”, M. Abdelwaheb Abdallah, ministre des Affaires étrangères, a insisté
sur l’importance des liens historiques et civilisationnels unissant la Tunisie à
l’espace africain qui revêt pour elle une profondeur stratégique. Des actions
ont été entreprises dans ce sens pour encourager l’organisation de visites de
délégations, d’hommes d’affaires et des opérateurs économiques dans les pays
africains, ce qui fut fait durant cette année, a-t-il affirmé. Les cadres de
coopération mis en place par la Tunisie et les règles juridiques les régissant
ont élargi les domaines de coopération et de la mise à profit des potentialités
et des opportunités offertes et ont contribué au développement des échanges
commerciaux avec les pays africains. A ce propos, nombre de sociétés et de
bureaux d’études tunisiens se sont implantés dans plusieurs Etats africains et y
dirigent des projets qui marchent.
Toutefois, tous ces efforts resteront insuffisants s’ils ne sont pas accompagnés
de mesures réalistes et pratiques correspondant au contexte africain. «Maîtriser
et comprendre la culture africaine est très important pour s’imposer sur le
marché, les Africains ont besoin de reconnaissance, d’assistance et de
réactivité de notre part, ce qui n’est pas toujours évident», explique un
opérateur tunisien travaillant sur l’Afrique.
Pour cela, les services commerciaux au sein des représentations diplomatiques
tunisiennes dans les pays africains doivent être consolidés. Ils doivent
également disposer de plus de moyens pour faire de la communication économique
d’influence et développer leurs réseaux de relations publiques. La réputation de
la Tunisie en matière de know how l’a déjà précédée sur ces pays. Un exemple
édifiant, celui réussi de l’installation de la bourse de Douala grâce aux
experts tunisiens.
«Il y a dix ans, les pays africains francophones étaient sous la coupe de la
France, aujourd’hui, les Tunisiens ont réussi à s’y frayer un chemin, tout ce
dont ils ont besoin est une machine administrative plus réactive, une
coordination plus efficace entre les organismes chargés de promouvoir la Tunisie
tels les ministères de la Coopération internationale, du Tourisme, du Commerce
et des Affaires étrangères, mais également des moyens plus appropriés pour
arriver à se positionner dans les rangs des premiers partenaires économiques de
l’Afrique». L’appel est lancé par un opérateur économique en Afrique
subsaharienne. Pour conquérir, il faut réunir toutes ses forces, pour réunir les
forces, il faut y croire. Les Tunisiens croient-ils en l’Afrique ?