L’histoire d’une sourde rivalité aux relents politiques
certains
Rien ne va plus chez le groupe saoudien
ART, il bat de l’aile, défaille.
Conséquence : il vient de passer la main à son principale rival dans le paysage
audiovisuel arabe, en l’occurrence «El Jazira sports».
Il faut dire que ce groupe, évincé depuis des années des principales
compétitions sportives panafricaines, arabes et européennes, ne ronge plus son
frein, prend plutôt sa revanche, relance son audience, confirme son leadership
et repositionne la station face à la rude concurrence des différentes chaînes
satellitaires arabes, grâce à la récente acquisition des droits sportifs d’ART.
C’est la fin d’une époque et l’émergence d’un nouveau mythe, affirment plusieurs
observateurs de la scène médiatique régionale.
Cette passation, après une décennie d’une sourde rivalité entre deux géants,
épris d’audimat, d’influence et dotés d’un fabuleux trésor de guerre, recoupe,
disent certains analystes, l’ambiance délétère qui prévaut entre le Qatar et
l’Arabie Saoudite, attise les surenchères des uns et des autres.
Seulement voilà… Comment expliquer la déroute subite d’un pan entier de l’empire
de Cheik Salah El Kamel ? Où sont passés les stratèges du groupe qui ont fait
les beaux jours de ce mastodonte de l’audiovisuel ? Quel est l’avenir d’ART sans
ses ramifications sportives ? Peut-elle soutenir, après la cession de ses droits
sportifs à sa compétitrice, la concurrence impitoyable de plus de 400 chaînes
arabes, dont l’accès est de surcroît gratuit aux téléspectateurs, armée
uniquement des programmes de loisirs et de dramaturgie ?
ART ou l’histoire d’un grand bâtisseur
Longtemps, il a murmuré à l’oreille des rois, des émirs et des présidents.
Proche des Séoud, présent dans leurs diwan, attentif à leurs préoccupations,
Cheik Salah El Kamel s’est tôt fait une place dans la cour des grands. «C’est le
comble de la disponibilité et de la générosité», dit de lui un intime d’entre
les intimes. Toujours là pour écouter, conseiller, activer ses réseaux lorsqu’il
s’agit de parer aux coups durs, fréquents dans le monde glacial des affaires.
Il a réussi, grâce au rayonnement du groupe EL Baraka dans le monde arabe, à
saisir la complexité des relations interétatiques dans l’aire arabo-musulmane, à
consolider son aura d’homme de convictions, pas de conflits, de consensus, pas
de clivages et à comprendre, très tôt, à l’instar des grands visionnaires, le
poids de plus en plus important des médias satellitaires privés dans le jeu des
influences régionales et internationales, ce qui lui a valu de coller encore
davantage aux intérêts du royaume des Séoud, de clamer haut et fort leur
parrainage et de bénéficier de leurs largesses légendaires.
Premier à passer, au milieu des années quatre-vingt-dix, à la Pay TV, comme 2ème
mode de financement (la publicité étant la voie classique),
Cheik Salah El Kamel
a entamé une intégration verticale des structures d’ART, associant dans le même
moule la production, la diffusion, le cryptage et la vente d’abonnements. C’est
la naissance d’un empire. Le leadership dans les thématiques spécialisées du
sport et de la dramaturgie est sans appel.
Au fil du temps, face à la montée en force de plusieurs chaînes privées rivales
dans la région, le cheik ne lésine pas sur les moyens, accumule les droits
acquis extra-muros, joue la course à l’audience en étoffant la bibliothèque de
la station de tous les films oscarisés et affronte efficacement les nouveaux
venus grâce à une stratégie de valorisation continue de l’offre, qui n’a jamais
cessé de s’adapter aux humeurs des opinions publiques arabes.
Les signes avant-coureurs de la chute
Depuis quelques années, pour des raisons de santé, le fondateur d’ART a délégué
la gestion de ce fleuron du groupe El Baraka à ses proches, ce qui a privé ce
géant de l’audiovisuel de son ossature, de son tacticien et de son éclaireur.
Les héritiers du cheik, dépourvus de son expérience, ont tout d’abord perdu
l’exclusivité de la transmission du championnat anglais en 2007, acquis à raison
de 100 millions de dollars par le groupe américano-koweïtien «Showtime», après
avoir été, pendant longtemps, la propriété d’ART pour la bagatelle de 15
millions de dollars. Apparemment, d’après certaines rumeurs, Abou Dhabi sport
entend débourser, à son tour, 300 millions de dollars, en 2010, pour prendre le
relais et accaparer, trois saisons durant, l’attention des passionnés du
football de la perfide albion.
Cerise sur le gâteau, c’est El Jazira sports, le jeune loup de la péninsule
arabique, enfant chéri des EL Khalifa, qui met sur la table, en 2009, la
coquette somme de 300 millions de dollars (ART n’a dépensé que 35 millions de
dollars pour la même transaction) pour acheter les droits de retransmission du
prestigieux Champion’s League européenne, précipitant ainsi la décision des
successeurs de Cheik Salah de céder l’ensemble des actifs sportifs de la chaîne
au plus offrant sur la scène panarabe.
Au fait, le retrait progressif de Cheik Salah des affaires, dont le repli a
provoqué le départ, dans son sillage, d’éminents stratégistes, véritable garde
rapprochée du fondateur, l’absence d’une personnalité charismatique à la tête de
la station, la concurrence irrationnelle qui sévit dans le secteur et le
phénomène du piratage, endémique au Maghreb et en Egypte, ont poussé l’actuelle
direction, apparemment sans emprise sur le déroulement des événements sur la
scène médiatique, vers la vente des droits sportifs, acquis patiemment au fil
des ans.
El Jazira sports à l’affût
Contrairement aux autres grands groupes privés -Orbit, Showtime, ART-, présents
en force dans le paysage audiovisuel arabe sous l’œil vigilant d’actionnaires
aux aguets, jouant des coudes pour survivre et obéissant à fond à la loi du
marché, El Jazira sports s’adosse à la puissance publique du gouvernement du
Qatar pour se frayer une place au soleil, faussant ainsi le jeu de l’offre et de
la demande.
«Il s’agit d’une station de télévision sans souci de fin de mois», nous dit un
ancien journaliste tunisien, installé à Doha depuis une décennie, pour qui, El
Jazira sports a toujours caressé l’espoir de s’approprier les droits sportifs
d’ART, évalués, nous dit-on, à 1,6 milliard de dollars, de s’ériger en situation
de monopole dans le monde arabe et de damer le pion à ses rivales, confortant,
de ce fait, la posture géopolitique de l’Emirat dans son environnement.
Aux dernières nouvelles, piqués dans leur amour propre, les Séoudiens, d’après
certains journaux à Riyadh, ont évoqué la volonté du groupe Rotana, propriété du
prince
Walid Ibn Talal, un homme d’affaires et un mécène d’envergure
internationale, de supplanter El Jazira sports dans cette transaction et
d’acquérir, par la même occasion, la grande bibliothèque des films d’ART, la
fierté de Cheik Salah…
ART, quel avenir ?
C’est la question qui taraude les observateurs. Si le salut de la chaîne
provient de la cession des droits sportifs à une tierce partie, ART devrait se
rabattre, en toute logique, après la concrétisation de la transaction, sur le
métier de la distribution des différents bouquets dramaturgiques dans le monde
arabe. Elle ne fera pas long feu face aux chaînes gratuites, déclare un cadre
d’une agence de conseil en communication, qui essaie de nous persuader de
l’inéluctabilité d’une OPA sur ce qui reste d’ART.
Dans ce cas là, on assistera à l’agonie d’une saga familiale. Une véritable
entreprise pionnière. Nés avec une cuillère d’or dans la bouche, les enfants des
grands bâtisseurs, de la trempe de Cheik Salah El Kamel, réussissent rarement,
dans le monde arabe, à perpétuer l’œuvre du géniteur.