Tunisie – Management : Nos cadres sont-ils touchés par le stress?

Tous les chefs d’entreprise sont mus d’une
anxiété tout
naturelle, que nous pourrions qualifier d’anxiété existentielle. C’est elle qui
fait qu’ils soient tout le temps poussés à travailler plus et mieux. Ne devient
pas chef d’entreprise qui veut, c’est un individu animé d’une anxiété qu’on ne
voit pas mais qui est sublimée par ses activités professionnelles, son charisme,
son dynamisme et son ambition. Le chef d’entreprise subit un
auto-stress, celui
de ne jamais se satisfaire du minimum ou de la médiocrité. Tout le temps en
émulation et regardant du côté du voisin, le concurrent, qui nourrit son
narcissisme, il est de plus en plus exigeant avec ses collaborateurs, il leur
transmet son stress.

stress-320.jpgLes
managers subissent donc l’anxiété inavouée des chefs d’entreprise et doivent la
traduire en actes pertinents dans la gestion de leurs équipes pour être
performants et être dans les bonnes grâces des «big boss».

Le
modèle économique tunisien s’occidentalise de plus en plus, le travail est
devenu plus astreignant, il est basé sur la
productivité,
les parts de marché, le rendement et la performance. Tout ceci se transforme en
contraintes qui pèsent tous les jours sur l’échelle de valeurs de l’entreprise
et touche particulièrement le manager qui subit toute sorte de pressions. C’est
la catégorie socioprofessionnelle la plus soumise au stress et à la contrainte
du temps.

«Il y a deux notions en physique, explique Dr Skander Boukhari,
neuropsychiatre-sexologue, celle du travail et celle de la puissance. Le travail
est une quantité d’énergie alors que la puissance est l’unité du travail par
l’unité du temps. Un moteur puissant est un moteur qui peut fournir une grande
quantité d’énergie en un temps précis, un moteur moins puissant pourrait fournir
le même travail mais en plus de temps. Pareil pour les managers puisque la
notion du temps a été progressivement introduite dans la
culture entrepreneuriale
dans notre pays, nous avons importé ce modèle et ce n’est peut-être pas plus
mal. La contrainte du rendement chez les managers pourrait être assimilée à la
contrainte de la puissance. Je ne pense pas que nos managers soient préparés à
ce modèle de production et à cette exigence effrénée de performance».

im1-13641.jpgSelon Dr Boukhari, certains diplômés des
grandes écoles
étrangères sont préparés à ce genre de contraintes, nous vivons aujourd’hui dans
notre pays une période de chevauchement entre des managers gérant des équipes
sans être préparés au nouveau modèle de gestion par la performance et des jeunes
diplômés initiés à ce nouveau mode de management au sein des universités.

Le stress auquel sont soumis les managers est un phénomène psycho social, mais
n’est pas considéré comme une maladie ; ils le subissent généralement sans s’en
rendre compte. Ses conséquences sont néfastes sur les relations sociales y
compris les
relations interhumaines 
et celles au sein de l’entreprise. Les managers deviennent irritables et
irrités, ils ne gèrent plus le temps et ne savent plus classer les priorités. Ce
qui constitue déjà un problème car, précise Dr Boukhari, «à partir du moment où
nous ne maîtrisons pas nos priorités, nous ne maitrisons plus nos équipes. Les
collaborateurs sont des agents d’exécution, ils suivent un plan de travail
décidé par la direction que le manager est chargé de superviser. Quand il
devient anxieux, il a ce que nous appelons ‘’l’anticipation anxieuse’’, ce qui
implique s’attendre au pire avant même d’avoir démarré le travail. Et il n’y a
pas plus catastrophique ni plus bouleversant car , si nous partons perdants,
d’ores et déjà tout est biaisé avec nos équipes».

Résultat : les équipes se sentent coupables, responsables de l’échec éventuel
par anticipation. L’anticipation anxieuse est la conséquence directe la plus
importante et la plus toxique dans les relations avec l’équipe.

Mais il y a d’autres effets du stress sur le manager lui-même, telles la fatigue
intellectuelle, cognitive, des idées qui commencent à se bousculer et deviennent
confuses. La cognition, schématise Dr Boukhari, est la gestion objective des
données que nous recevons. Donc, si nous sommes soumis à un stress que nous
n’arrivons pas à gérer, nos cognitions, ne sont forcément plus dans l’ordre
requis ni aussi performantes, ce qui se traduit par une agitation, un désordre
au niveau des idées et du traitement de l’information. Le stress agit
négativement sur l’optimisation dans le traitement de l’information que nous
recevons. Le manager n’arrive plus à gérer les informations qu’il reçoit de part
et d’autre, et par conséquent, ne peut plus transmettre des directives
constructives.

Pas de bousculades à cause de la crise

im2-13641.jpgEt la crise économique alors ? A-t-elle fait plus de stressés parmi nos managers
? Non, répond Dr Boukhari, la crise ne s’est pas traduite en bousculades aux pas
des portes des psychothérapeutes ou psychiatres de Tunis. Peut-être un peu plus
d’anxiété, une ambiance plus électrisée dans certains milieux mais pas de
changements notables dans les attitudes des patients. Ceux qui sont plus
vulnérables que d’autres l’ont plus ressenti que leurs homologues. Il faut
savoir, analyse Dr Boukhari, que ce qui amène certaines personnes à faire appel
à un psychothérapeute, c’est une fragilité qui devient plus accentuée conjuguée
à des événements douloureux ou difficiles qui ont marqué leurs vies, ce que nous
appelons, nous, les blessures de la vie. C’est ce qui fait que, parfois, l’on
sombre dans des dépressions ou l’on se trouve face à des situations cliniques
qui n’ont rien à voir avec le fait d’être chef d’entreprise ou manager.

Ceci dit, le stress ou l’anxiété, vécus par une personne, peuvent être
somatisés. La somatisation est un phénomène psychologique naturel, normal et
même salutaire qui se traduit par des incidences émotionnelles converties en
signes organiques physiques. Un exemple banal : quelqu’un reçoit une bonne
nouvelle, son cœur se met à palpiter, signe que le physique est connecté à la
psyché ; pareil lorsqu’on reçoit une mauvaise nouvelle, on pleure, on crie
…C’est toujours le corps qui réagit. La connexion entre la psyché (qui est
abstraite) et le soma (qui est le corps) est donc très solide même si on ne la
saisit.

Pour les managers, une partie de leur vécu peut se manifester par des symptômes
physiques. Ca peut être un nœud à l’estomac, une fatigue, une perte de
l’appétit, des troubles de sommeil, des insomnies, des fuites dans le sommeil et
des hypersomnies à cause d’un grand stress.

Névrosés du travail…

im3-13641.jpgLes chefs d’entreprise ou managers qui ne vivent que pour et par le travail, on
en voit beaucoup, on en rencontre souvent. Toujours collés à leurs téléphones
portables chez eux, quand ils sont invités chez des amis et même lorsqu’ils
s’adonnent à des activités sportives, consultant leurs emails sur leurs Black
Berry ou réveillant leurs collaborateurs tard le soir. Ce sont les «travail-dépendants»
si on peut dire. Ceux qui ont développé une addiction et qui sont devenus, selon
l’expression consacrée, les névrosés du travail, c’est-à-dire «des personnes
dont la seule source de plaisir est le travail, et lorsque nous finissons par
n’avoir qu’une seule source de plaisir, nous sommes dans la toxicomanie, c’est
valable pour l’alcool, la drogue ou la cyberdépendance», explique Dr Boukhari.

Ce type de comportement s’apparente à un phénomène que l’on appelle le burn out
syndrome, stade ultime du stress et de la saturation au travail, une sorte
d’épuisement professionnel. C’est assez spectaculaire et sévère, mais fort
heureusement, c’est toujours réversible. C’est éprouvant pour les fonctions
cognitives et physiques. En souffrent les idées, le raisonnement, le
discernement, le jugement et tout ce qui permet au manager ou au chef
d’entreprise de bien gérer et son travail et ses troupes.

Mais pas seulement, ces dirigeants ou managers obsédés par le travail sont
également, selon Dr Boukhari, guettés par les maladies psychosomatiques. Les
infarctus dont celui du myocarde, les maladies cardiovasculaires, les ulcères,
et autres pathologies graves. Cette catégorie socioprofessionnelle est classée A
aux USA. Ce sont les personnes reconnues pour leur abnégation pour le travail
qui devient le centre de leur vie. Elles acquièrent de très mauvaises habitudes
comme le fait de ne pas bien manger, de ne pas se soumettre à des horaires de
repas précis, de trop fumer, de ne plus respecter les désirs du corps et de ne
pas accorder de la valeur au repos et aux vacances. Elles finissent par ne plus
avoir de qualité de vie. On a l’impression d’avoir en face de nous des personnes
très épanouies, mais leurs comportements sont anti-physiologiques et cela se
répercute sur toutes les composantes de leurs vies. La facture à payer est
élevée, elle est psychologique et surtout somatique. Seul point positif dans ce
genre de situation, c’est la possibilité de se faire traiter dès le moment où
l’on prend conscience de la gravité de la situation et l’on accepte une prise en
charge thérapeutique.

im4-13641.jpgEt en Tunisie, comme le dit si bien Dr Boukhari, rien que dans la capitale, nous
avons près d’une cinquantaine de psychiatres privés qui ne chôment pas. Signe
que se rendre chez un thérapeute ne relève plus du tabou. «Avant on
n’envisageait même pas de révéler à ses proches qu’on consulte un thérapeute,
aujourd’hui, on n’en est plus là, ce n’est pas encore l’Europe ou les Etats-Unis
mais on accepte assez naturellement l’idée de se rendre chez un psychiatre sans
le crier sur les toits comme ailleurs».

Lorsque la valeur du travail l’emporte sur les valeurs humaines, lorsque l’on
déshumanise l’individu faisant de lui une machine à produire, il arrive un
moment où la machine déraille et n’arrive plus à fonctionner, d’où l’importance
de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, de séparer
le monde professionnel de l’espace privé, d’éviter la sédentarité et surtout de
réagir dès les premiers signes de l’apparition du stress.

Exercer des activités sportives ou artistiques permet de côtoyer des personnes
évoluant dans des milieux différents de ceux professionnels et de se donner
d’autres sources d’équilibre et d’épanouissement. Le travail est un moyen de
‘’bien vivre’’, il devient destructeur dès le moment où il se transforme en un
‘’mal vivre’’.