1929-2009 : quatre-vingts ans après le Jeudi noir

Par : Tallel

OPINION – À l’occasion ­de ­l’anniversaire du krach de Wall Street le 24 octobre
1929, l’économiste et ­historien Nicolas Baverez établit un parallèle entre la
grande ­dépression des années 1930 et la crise financière actuelle. Tout en
­soulignant une ­différence ­fondamentale : en 2009, une sortie de crise ­est
­envisageable. À ­condition de ­réformer le capitalisme.

Quatre-vingts ans après le krach de Wall Street et le Jeudi noir du 24 octobre
1929, le capitalisme est passé tout prêt d’un effondrement plus radical encore
que dans les années 1930, compte tenu de la dimension universelle qu’il a
conquise depuis la chute de l’empire soviétique. Le spectre de la grande
dépression des années 1930 a pourtant longtemps hanté la mémoire des
démocraties, la déflation restant indissociable du chômage de masse et de la
misère, de l’effondrement des échanges et des paiements mondiaux, de l’ascension
des totalitarismes et de la course à la guerre. D’où, après la Seconde Guerre
mondiale, la mise en place de la régulation keynésienne et des États providence,
les accords de libre-échange et la construction européenne, soit le choix d’une
économie de marché stabilisée par l’intervention publique. La stagflation des
années 1970 entraîna la fin de l’ère keynésienne, ouvrant sur une nouvelle
transformation du capitalisme avec la mondialisation, placée sous le signe de la
montée en puissance des marchés au détriment des États, de la déréglementation,
de l’innovation financière et de l’ouverture des frontières. Ce régime a implosé
le 15 septembre 2008 avec la faillite de Lehman Brothers, qui sonne comme le
Pearl Harbour de la mondialisation.

Des points communs

Les krachs de 1929 et 2008 présentent trois points communs.

• D’abord la nature économique du choc, à savoir une déflation par la dette dont
l’origine réside dans une politique monétaire laxiste ayant encouragé la
constitution d’une formidable bulle spéculative sur les marchés d’actions
américains à la fin des années 1920, sur l’immobilier et le crédit dans les
années 2000.

• Ensuite, les déséquilibres du modèle économique sous-jacent : limites de la
production de masse face à la saturation de la demande et désordres monétaires
et financiers issus de la Première Guerre mondiale dans les années folles ;
divergence explosive entre les pays s’endettant pour consommer et importer
-États-Unis, Royaume-Uni, Espagne et Irlande- d’un côté, les pays épargnant pour
investir et exporter -Chine, Japon, Allemagne – de l’autre au début du XXIe
siècle.

• Enfin, ces crises actent non seulement le changement de donne du capitalisme,
mais des bouleversements historiques : blocage de la norme de l’État minimal,
incertitudes autour du leadership américain, antagonisme entre la démocratie et
les totalitarismes dans l’entre-deux-guerres ; basculement du centre de gravité
de la mondialisation vers l’Asie, déclin relatif des États-Unis et fin du
monopole de l’Occident dans la régulation du capitalisme et l’histoire
aujourd’hui.

La différence majeure entre les deux chocs tient à la politique économique, qui
ménage en 2009 la possibilité d’une reprise progressive de l’activité et d’une
sortie de crise pacifique. En 1929, le krach de Wall Street fut transformé en
grande dépression américaine par le durcissement de la politique monétaire de la
Réserve fédérale et la stratégie de retour à l’équilibre budgétaire poursuivie
par l’Administration Hoover, qui se traduisirent par la faillite de 10.000
banques. Il s’élargit en déflation mondiale du fait du protectionnisme des
États-Unis (loi Smoot Hawley de 1930), de l’échec de la conférence de Londres de
1933, puis de l’enchaînement des dévaluations compétitives qui provoquèrent une
chute des trois quarts du commerce mondial au cours de la décennie. Au lendemain
de la faillite de Lehman Brothers, les enseignements issus de la tragédie des
années 1930 furent pleinement tirés. La politique économique a été mobilisée au
plan mondial autour de trois priorités : le sauvetage des banques (17.000
milliards de concours à l’échelle de la planète) ; le soutien de l’activité et
de l’emploi par la dépense publique (5.000 milliards de dollars au sein des pays
développés et émergents) ; la condamnation du protectionnisme et la recherche de
solutions coordonnées à travers le G20.

Reprise en vue

Ainsi, le risque d’un effondrement du système financier et d’une déflation
mondiale a été contenu. Une reprise se dessine, partielle et hétérogène : la
croissance s’élèvera à 7,5% dans le monde émergent contre 1,5 % pour les pays
développés en 2010. Elle ne doit pas pour autant être confondue avec la sortie
de crise. D’abord parce que le choc mute, devenant de moins en moins financier
et de plus en plus économique avec la perspective d’une croissance durablement
ralentie par le désendettement et l’installation d’un chômage de masse touchant
plus de 10% de la population active. Ensuite parce que son dépassement suppose
la résorption des déséquilibres structurels de la mondialisation.

Le plus difficile reste devant nous, qui consiste à réformer le capitalisme
universel dont la configuration originale exclut de pouvoir se reposer sur les
recettes du passé. En premier lieu, doit être engagée une coordination
planétaire des stratégies de reprise, les États-Unis privilégiant la production
et la reconstitution de l’épargne des ménages, la Chine libérant sa consommation
intérieure grâce à la mise en place d’une protection sociale, l’Europe stimulant
l’activité et l’emploi. Des relais de croissance sont à activer, qui passent par
la solvabilisation de la demande du Sud, mais aussi par l’économie de la
connaissance et la protection de l’environnement. Il est indispensable de
planifier simultanément la normalisation des politiques économiques de soutien
qui, pour indispensables qu’elles fussent, conduisent à une dette publique
insoutenable de 150% du PIB pour le G15 en 2015 et à une dégradation des banques
centrales réduites à l’état de vastes hedge funds. Enfin, le modèle économique
de la mondialisation est appelé à évoluer, qu’il s’agisse de la supervision et
de la prévention des risques systémiques sur les marchés, du partage entre le
travail et le capital, de la répartition de la production et de l’emploi, des
flux d’épargne et d’investissements, des distorsions intenables entre les
monnaies : dévaluation larvée du dollar ; sous-évaluation des monnaies
asiatiques et non-convertibilité du yuan alors que la Chine est la deuxième
économie mondiale ; surévaluation chronique de l’euro.

La mécanique déflationniste du krach a été enrayée, mais la crise est très loin
d’être finie. L’euphorie qui gagne à nouveau les marchés et les banques -avec
pour symbole le montant record de 140 milliards de dollars que s’apprêtent à
distribuer les principales institutions financières américaines- est extrêmement
dangereuse. Elle témoigne en effet de la répétition des erreurs effectuées après
le krach des nouvelles technologies et les attentats de 2001, avec une relance
fondée sur la création de deux nouvelles bulles autour des marchés d’actions et
des dettes des États. Or le capitalisme mondialisé ne dispose plus de moyens de
défense face à un nouveau choc majeur, compte tenu de la situation des finances
publiques et des banques centrales du monde développé. Dans le même temps, la
dynamique des changements impulsés par la crise montre des signes
d’affaiblissement, de l’enlisement progressif de l’Administration Obama sous la
pression des lobbies à la difficile application des décisions du G20 en passant
par l’enterrement du gouvernement économique de l’Europe.

Le temps des grandes peurs

Trois scénarios sont envisageables.

• Le premier réside dans l’implosion de la mondialisation après l’éclatement de
nouvelles bulles spéculatives, comme au début du XXe siècle : la brillante
sortie de la déflation des années 1880 fut alors télescopée par le déchaînement
des nationalismes qui provoquèrent le suicide de l’Europe et de sa civilisation
libérale.

• Le deuxième, plus nuancé, consiste dans la fragmentation de l’espace
économique mondial autour de grands pôles mêlant coopération et confrontation.

• Le troisième, qui seul préserve le fort potentiel de progrès économique,
social et humain de la société ouverte, passe par des réformes structurelles du
capitalisme universel.

Franklin Delano Roosevelt ouvrit le New Deal par la maxime suivante : «La seule
chose que nous devons craindre, c’est la peur elle-même». Les grandes crises
sont aussi le temps des grandes peurs, qui déchaînent les passions collectives
avec leur cortège de haine et de violence. La déflation des années 1930 ne
trouva pas d’issue économique et ne fut dénouée que par le second conflit
mondial, qui ouvrit l’espace pour les réformes de l’après-guerre organisées
autour du fordisme et du keynésianisme, du plan Marshall et du système de
Bretton Woods. L’histoire n’a pas vocation à se répéter. Il n’existe pas de
liaison fatale entre la crise et la guerre. La mobilisation tardive mais
efficace de la politique économique a réussi à bloquer la spirale déflationniste
mondiale – même si le risque subsiste au Japon et en Europe. Pour autant, le
système du XXIe siècle, parce que multipolaire et sans hégémonie, est par
essence hétérogène et instable.

Il reste donc à imaginer et mettre en place une gouvernance politique de la
mondialisation face aux marchés et aux risques globaux, y compris sanitaires ou
environnementaux. L’Occident ne sera plus seul en situation de décider et sera
concurrencé par des continents, des sociétés et des cultures ayant acclimaté le
capitalisme sans pour autant reconnaître la liberté politique. Voilà pourquoi
les démocraties, après avoir cédé à la déraison économique avec l’inflation des
bulles, doivent à tout prix éviter de céder à la déraison politique. Elles ne
retrouveront une légitimité et une liberté d’action pour peser sur l’histoire du
siècle que si elles s’attellent sans plus tarder aux réformes dont le krach a
démontré la nécessité.


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