A l’origine du phénomène, le spectre de la faim. Aujourd’hui, résume Frédéric
Lemaître, auteur de Demain la faim ! (Grasset, 2009), 3 milliards de personnes
se privent régulièrement de nourriture, environ 2 milliards souffrent de
malnutrition et 1 milliard de la faim.
Daewoo Logistics, filiale du constructeur
automobile sud-coréen, lorgne, depuis
des années, 1,3 million d’hectares de terres à Madagascar, le tiers de toutes
les terres cultivées de ce pays très pauvre, s’indigne un responsable de la FAO.
«Nous voulons y planter du maïs pour assurer notre sécurité alimentaire car,
dans ce monde, la nourriture peut être une arme, nous pouvons soit exporter nos
cultures vers d’autres pays, soit les envoyer vers la Corée du Sud, en cas de
crise alimentaire», avance Hong Jong-Wan, patron du grand consortium asiatique.
En Ethiopie, indique le Belge Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU
pour le droit à l’alimentation, les investissements indiens et saoudiens dans la
propriété foncière portent déjà leurs fruits, créant des dépendances à long
terme et, surtout, l’épuisement des sols, soumis, par ces firmes pleines aux as,
à une agriculture intensive non durable.
Les raisons de cette ruée !?
Au printemps 2008, le prix des matières premières agricoles (riz, blé, maïs,
soja…) a brutalement grimpé de 52%. Les humanitaires pointent du doigt les
agro-carburants qui détournent 100 millions de tonnes de céréales de la
consommation humaine, indique un rapport de l’Organisation des Nations unies
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). A ce jour, 5% du blé, 10% du maïs et
du soja, ainsi que 20% du sucre produit dans le monde servent à fabriquer de
l’essence. Aux Etats-Unis, le tiers de toute la production du maïs est orienté
vers l’éthanol.
Selon l’International Food Policy Reseach Institute, un think tank américain de
référence, l’impact des agro-carbures expliquerait à lui seul 30% de
l’augmentation des prix en 2007-2008. Les plus pauvres n’ont plus accès aux
céréales, hors prix. Les plus riches, tels les Emirats du Golfe ou la Libye, qui
importent, bon an mal an, 60% à 90% de leur nourriture, ont vu leur facture
passer de 8 à 20 milliards de dollars. Même angoisse pour les pays à forte
densité démographique comme la Chine, qui a reconverti son agriculture au gré de
la mondialisation et des caprices du marché, remplaçant partiellement les
céréales par des fruits et des légumes. L’Empire du Milieu est devenu le premier
exportateur d’aubergines, d’asperges, d’épinards, de prunes, de pêches et de
tomates, mais nettement tributaire de ses importations de blé, ce qui l’a poussé
à convoiter d’immenses domaines agricoles en Afrique, via des fonds souverains
ou des sociétés parapubliques.
Au fait, depuis 2008, contrats et accords fonciers se multiplient un peu partout
dans le monde. La Libye investit massivement en Ukraine et en Afrique
subsaharienne, les pays du Golfe au cœur du continent noir et en Asie ; alors
que le Japon se lance au Brésil.
A ce jour, des observatoires tels que l’IFPRI ou l’ONG GRAIN recensent environ
200 cas d’accaparement des terres, suivant en cela le credo de Jim Rogers,
auteur du best-seller le boom des matières premières, pour qui l’avenir des
placements financiers stratégiques réside dans le blé, la terre et l’eau.
La sécurité alimentaire, un concept stratégique
Si les Etats-Unis et les pays d’Europe subventionnent leurs agriculteurs, ce
n’est certainement pas un hasard. Il s’agit d’une politique volontariste,
souverainiste, fondée sur une lecture scientifique, stratégique des rapports de
force dans un monde de plus en plus concurrentiel, multipolaire où les émergents
(Chine, Brésil, Inde, Russie…) défient ouvertement les anciennes puissances
occidentales. A cet égard, les élites au pouvoir au sud de la Méditerranée
seraient bien inspirées de méditer sur les demandes incessantes de l’Union
européenne relatives à l’abandon de toute aide aux paysans dans nos contrées
afin, insiste Bruxelles, de se concentrer sur les cultures exportatrices. Avec
le résultat que l’on sait. L’hommage du vice à la vertu.
Même
la Banque mondiale, dont les prêts au secteur agricole ont chuté de 30% à
8% entre 1978 et 2007, commence, devant l’ampleur de la crise alimentaire et
financière qui sévit dans le monde, à réviser ses priorités et reconnaît
l’efficacité de l’agriculture pour sortir des pans entiers de la population du
Sud de la précarité et de la pauvreté.
Finalement, dans un monde interconnecté où les interdépendances sont tout
simplement trop nombreuses pour que chaque pays puisse mener seul sa barque, il
ne s’agit pas de crier haro sur les investissements agricoles des pays riches,
mais plutôt de réfléchir à des garanties juridiques nationales, pour préserver
le droit des populations locales à l’alimentation, de clarifier, au plan
multilatéral, les obligations des Etats et celles des consortiums qui font la
chasse aux vastes domaines arables et d’encourager, autant que faire se peut, la
signature de contrats d’exploitation avec les paysans, propriétaires de leurs
terres, dont l’une des vertus cardinales est le refus ancestral des pratiques
prédatrices dans leurs relations avec l’environnement immédiat.