Et si l’Allemagne, plus que la Grèce, était le vrai passager clandestin de la
zone euro ? La théorie se répand comme une traînée de poudre de Paris à
Bruxelles, en passant par Londres. Intransigeante sur le laxisme budgétaire et
les tricheries d’Athènes, la première économie européenne se trouve à son tour
attaquée sur son modèle économique. Celui d’une croissance tirée par les
exportations, au détriment de la consommation et, l’accuse-t-on, aux dépens de
ses voisins européens.
Le reproche, adressé en premier par la ministre française de l’économie,
Christine Lagarde, n’est pas nouveau : à la différence de ses partenaires,
Berlin a fait résolument le choix, depuis une dizaine d’années, d’une politique
de l’offre. Pour permettre aux produits “made in Germany” d’être les plus
concurrentiels sur les marchés mondiaux, elle a comprimé ses coûts salariaux.
Cette stratégie est “une conséquence directe de la réunification, qui a signifié
une énorme perte de compétitivité pour l’Allemagne”, explique l’économiste
Sylvain Broyer, chez Natixis. Désireux de préserver l’emploi et d’éviter les
délocalisations, les syndicats ont joué le jeu. Les réformes de flexibilisation
du marché du travail lancées par l’ancien chancelier social-démocrate Gerhard
Schröder ont accentué la tendance.
Ce tassement des coûts de production s’est accompagné d’un formidable rebond des
exportations, qui représentent aujourd’hui près de la moitié de son produit
intérieur brut (PIB). L’Allemagne est le seul grand pays européen à avoir
stabilisé sa part sur le marché mondial et à l’élargir dans la zone euro.
Mais ces succès à l’export se paient par une demande intérieure atone. Les
salaires réels stagnent outre-Rhin depuis plus de dix ans. En choisissant de
s’attaquer aux déficits budgétaires via une hausse de trois points de la TVA, en
2007, Berlin a contribué à pénaliser encore davantage la consommation. Le taux
d’épargne élevé d’une population vieillissante fait le reste. Résultat : les
importations sont en berne et l’Allemagne engrange, mois après mois, des
excédents commerciaux colossaux à faire pâlir d’envie ses voisins.
“En se serrant trop la ceinture, l’Allemagne a créé de graves déséquilibres avec
ses partenaires”, critique l’économiste allemand Heiner Flassbeck, directeur à
la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced).
“Ses excédents sont les déficits des autres”, attaque-t-il, reprenant un
argumentaire cher à la France, où l’approche de Berlin est jugée non
coopérative.
Paris, qui prône davantage une stimulation de la consommation intérieure
européenne, a toujours vu d’un mauvais oeil la stratégie allemande de
désinflation compétitive. Mercredi, Mme Lagarde a exhorté l’Allemagne à
“abaisser les impôts” pour rééquilibrer sa croissance vers sa consommation. Et
soutenir, par ricochet, les exportations de ses partenaires.
Ces injonctions passent mal à Berlin. Comment ? Il faudrait dépenser plus pour
soulager les balances commerciales des “pays du Club Med” ? Choisir sciemment de
s’aligner sur les plus faibles et les moins vertueux ? “Nous n’allons pas
renoncer à nos atouts parce que nos produits sont peut-être plus demandés que
ceux d’autres pays européens”, s’est indignée la chancelière, Angela Merkel,
mercredi 17 mars. Pour justifier ses succès à l’export, Berlin préfère souligner
le rôle du “Mittelstand”, ce tissu de petites et moyennes entreprises (PME) très
innovantes et souvent spécialisées sur un marché de niche.
“Les Allemands n’ont jamais imaginé que l’excellence de leur politique
économique pouvait avoir un effet dangereux pour la cohésion de la zone euro”,
estime la députée européenne Pervenche Berès (PSE). Les bénéfices de la
modération salariale sont rarement remis en question outre-Rhin. La tendance ne
semble d’ailleurs pas près de s’inverser : l’accord négocié le mois dernier par
le mastodonte IG Metall pour les 3,5 millions de salariés de la métallurgie
allemande privilégie la sauvegarde de l’emploi au détriment des hausses de
revenus.
Reste à voir si l’Allemagne sera prête à faire plus pour ranimer la demande
intérieure. Mme Merkel précisait mercredi que les baisses d’impôts décidées
cette année iraient pour l’essentiel “à la consommation”. Mais son gouvernement
semble vouloir repousser à 2012 la prochaine vague d’allégements fiscaux promis
aux électeurs.