Webmanagercenter : La finance a occulté l’économie réelle et a occupé toute la
place. Comment la ramener à son périmètre professionnel strict ?
Elyès Jouini :
La finance a été et continue à être indispensable au
fonctionnement de l’économie réelle. On a besoin de financements pour
l’entreprise et d’intermédiaires financiers pour les mettre en place et qui
soient capables de lever des fonds, de transformer l’épargne des ménages en
ressources de long terme pour les entreprises et qui soient capables d’aider les
entreprises et les particuliers qui le désirent à investir au mieux et à gérer
leurs risques.
Evidemment on a connu des excès. La finance brasse des ressources
impressionnantes, et à partir de là, on a pu voir que dans certains cas, des
appétits ont pu conduire à des excès, cependant, le législateur est là pour
limiter les excès, mais il ne s’agit pas de tuer la finance parce qu’elle est
l’un des facteurs essentiels de nos économies.
Il y a une partie noble de la finance, l’ingénierie. Et une autre qui est
discutable, la spéculation ?
Il est très difficile de faire la distinction et de voir où est la limite entre
l’investissement et la spéculation. Même au niveau individuel, il est difficile
de voir à quel moment vous spéculez et à quel autre moment vous réalisez un
placement de bon père de famille. Evidemment, il y a des gens, quand on les
voit, on dit, ‘’eux sont en train de spéculer’’. Mais le passage d’une catégorie
à une autre se fait de manière contiguë et il n’y a pas de limite claire pour
dire ‘’là on est en train de faire de la spéculation’ et là un investissement de
long terme’’. Et, même dans les affaires les plus médiatisées, il y a une part
de doute. Les réponses de Nick Leason de Barrings ou de Jérôme Kerviel de la
Société Générale donnent à réfléchir. Les deux traders disaient ‘’on ne
spéculait pas et si on a réalisé des pertes, c’est parce qu’on a stoppé ma
stratégie trop tôt sans la laisser aller à son terme’’.
C’est peut-être excessif. Mais, encore une fois, la limite n’est pas arrêtée. Et
là réside la difficulté pour le législateur. Il lui est difficile de distinguer
ce qui relève du fonctionnement sain et ce qui est du fonctionnement
problématique.
Pourtant, les écarts de rendements entre Hedge Funds et SICAV donnent à
réfléchir !
J’y vois personnellement un problème de transparence. C’est le manque
d’information qui a fait la différence entre les catégories de véhicules de
placement. Prenons la crise actuelle. On a vendu les produits structurés sans
informer les investisseurs des risques y afférents. Et si on pointe du doigt les
banques, c’est bien parce qu’elles ont vendu à un moment n’importe quoi à
n’importe qui. Les produits structurés ont été vendus à des collectivités
publiques parce qu’ils procuraient un rendement élevé. Là dedans il y avait un
problème d’évaluation du risque par les agences de notation et de présentation
non transparente voire biaisée par le banquier ou le courtier, et peut-être
aussi de la part de l’investisseur final de ne pas s’être suffisamment
renseigné.
Il est facile de dire a posteriori quand les choses s’écroulent, c’était de la
spéculation, une fois que la bulle a explosé. Mais quand tout se passe bien
chacun est content des rendements qu’il a, et du coup n’est pas intéressé à
chercher à comprendre. Quand
Madoff distribuait des rendements de 25 et 30%, ses
détracteurs ont écrit à la SEC pour lui dire que, quelle que soit la stratégie,
il est impossible d’atteindre ces résultats. Le fait est que personne n’a
cherché à se pencher sur les détails tout le temps que cela allait bien. Mais
évidemment on regarde au fond quand ça s’écroule.
La finance est réfractaire à la réglementation. Elle préfère le recours aux
«bonnes pratiques» et n’aime pas la contrainte de la loi.
Je pense qu’il faut réglementer et qu’il faut absolument fixer jusqu’au moindre
détail. Quelle raison objective pour cela ? Eh bien au moment où les banques
allaient s’écrouler, il a fallu injecter de l’argent public. Les banques sont
trop impliquées dans le financement du système global. Alors, la contrepartie de
cela, c’est le respect de la réglementation. L’Etat a été l’assureur en dernier
ressort pour préserver la stabilité financière qui est un bien public, et par
conséquent, il est tout à fait naturel que l’autorité publique ait son mot à
dire. Ceci est le côté macroéconomique de la question.
Au plan micro, la finance est une industrie dans laquelle l’asymétrie de
l’information est flagrante et qu’elle invalide l’enseignement qui dit que ‘’il
suffit de laisser faire le marché pour que tout fonctionne’’ ne marche plus. Il
est bénéfique de créer des produits financiers sophistiqués pour permettre à
chacun d’allouer ses risques de la meilleure façon possible, cela est vrai quand
l’information est transparente, partagée par tous. Dans la réalité, cela ne se
vérifie pas et c’est pour cela qu’on doit mettre des garde-fous. La liberté de
marché n’est pas garante de l’efficacité dans un contexte qui présente une telle
asymétrie d’information.
Le marché a toujours raison, dit-on. On peut se contenter de ce petit adage ?
Le marché a toujours raison à l’instant T. Si un actif aujourd’hui n’est acheté
qu’à tel prix, c’est qu’à cet instant précis il ne vaut que ça. On a cherché
simplement à exprimer une tautologie.
Comment faire la différence entre risque et volatilité ?
Ce que la finance n’a pas su voir -et là aussi la limite est difficile à
trouver-, c’est faire la distinction entre une position que je prends pour me
couvrir des risques et une position que je prends pour parier. L’exportateur qui
a des recettes en euros et des charges payées en dinars tunisiens voudra
s’assurer contre le risque de baisse de l’euro pour ne pas pénaliser son schéma
de rentabilité. Alors, il cherchera à se couvrir par des produits dérivés pour
éliminer le risque de change. Sans ce sous-jacent d’exportation, celui qui se
couvre pour parier est spéculateur. En l’occurrence, le législateur pourrait
user de dissuasion en surélevant les paliers de fonds propres à exiger pour les
opérations prises à découvert dans le seul but de parier, donc de spéculer.
La finance s’est protégée derrière les maths. Comment expliquer la défaillance
de LTCM, le fonds du prix Nobel de Robert Merton ?
Les maths sont très utiles au développement de la finance. On a besoin de gens
qui savent analyser les risques, les mesurer, construire les stratégies,
comprendre le fonctionnement du marché. On a besoin de techniques statistiques
,de modélisation, de techniques d’analyse pour arriver à comprendre le
fonctionnement des marchés pour arriver à concevoir les meilleurs outils de
couverture possible, et c’est le cas dans le domaine des assurances. Il se
trouve que là on découvre que ces outils permettent d’user de l’effet de levier.
Alors la question qui se pose est d’ordre éthique. Ces instruments existent mais
on peut les utiliser à mauvais escient. Fallait-il laisser Jérôme Kerviel jouer
avec 50 milliards d’euros, c’est-à-dire bien au-delà des fonds propres de la
Société Générale ? Là ce ne sont pas les maths qui sont impliquées mais les
circuits de contrôle. Ont-ils été bien conçus et ont-ils fonctionné ?
Après la faillite de Lehman Brothers, la capitalisation boursière mondiale a
chuté de moitié. La finance détruit de la valeur ?
Quand on dit que la finance crée de la valeur, on ne pense pas à la
capitalisation boursière mais on l’a dit en ce sens qu’elle rend un service
comme beaucoup d’autres industries. Elle crée de la valeur en ce sens qu’elle
emploie des gens qui font un travail pour l’essentiel utile à l’économie. Il ne
faut pas se focaliser sur la capitalisation boursière. Celle-ci peut changer des
suites d’un flux transactionnel modeste. Et même si elle baisse par moments,
elle n’entame pas la confiance des investisseurs dans la valeur de l’entreprise.
Sur un autre registre, la finance produit parfois des vecteurs qui répondent aux
besoins sophistiqués des opérateurs et parfois elle sort des produits, pousse au
crime. Il n’y a pas de mystère. Quand il y a un rendement élevé, il faut se dire
que le risque qu’il y a derrière est élevé. En 2000, on pensait, avec
l’expansion des IT, que cette vérité ne se vérifierait pas car elle serait selon
certains liée à l’ancienne économie. La bulle a pourtant explosé. C’est donc une
vérité agissante. Pareil en 2007 où on a cru avoir découvert la pierre
philosophale. On a mélangé des produits en les structurant et en les découpant,
et comme par une baguette magique, à l’autre bout on a récupéré des produits
triple A, c’est-à-dire aussi sûrs que les obligations d’Etat. Personne ne s’est
dit pourquoi tout d’un coup ce produit risqué est devenu plus du tout risqué.
La finance tient en otage le marché ?
Je comprends cette attitude et il y a eu des excès répréhensibles. On assiste à
une présence excessive de la finance dans la vie de tous les jours. Mais il faut
faire attention. Quand on entend que c’est de la faute des agences, ce qui se
passe en Grèce évidemment, non ! On ne peut pas demander aux agences de notation
de dire la vérité des situations et leur reprocher de le dire au motif que la
vérité peut perturber le marché. Les agences ont dit que la Grèce est en train
de sombrer et les investisseurs ont réagi. C’est facile de dire ‘’oui c’est la
faute des financiers’’ alors que cela relevait de la responsabilité du
gouvernement grec.
Encore une fois, la défaillance ici vient de l’économie réelle et non de la
finance.
On reproche à la finance de privilégier le court terme contre le long terme.
Qu’en est-il ?
On a cru pendant longtemps et pas par mauvaise foi mais tout simplement parce
que c’est une logique de base que le long terme n’est qu’une succession de court
terme et que si jamais j’opère à chaque fois et de manière optimale entre
aujourd’hui et demain et encore après demain, je peux continuer à faire çà
indéfiniment. On a mis du temps pour vérifier que cette perspective linéaire
n’est pas valide à long terme et que les modèles n’ont pas pu voir cette
imperfection. Aujourd’hui, on sait séparer les deux réflexions. Et c’est vrai
que cela a pesé sur le développement de la régulation, par exemple.
Les gourous financiers comme Jack Welsh recommandent de changer de business
model et de se concentrer sur le métier de base. La finance mène le monde ?
On met trop de choses dans la finance. Du moment qu’une entreprise envisage de
maximiser son profit, elle doit intégrer une composante financière dans sa
stratégie. Mais la composante financière est présente partout et dans notre vie
de tous les jours. La finance est utile mais il faut savoir la canaliser.
Les bonus et les parachutes dorés… comment les justifier ?
Je vois que le système n’arrive pas à corriger la situation, car c’est très
compliqué. Si les banques ont payé, c’est peut-être parce qu’elles ne pouvaient
faire autrement. Il y a une part de talent et d’efficacité qui a permis aux
traders de toucher des rémunérations aussi élevées. Les intermédiaires, de tous
temps, ont pu adosser leur rémunération au bénéfice que l’entreprise réalise.
L’industrie de la finance est très réactive et cela la soumet à des excès qui
prennent une telle ampleur. Black and Sholes ont mis au point en 1973 la formule
de calcul des options. Au bout de six mois, cet article mathématique théorique
était sur toutes les calculatrices de poche. C’est un univers un peu
particulier.
Quand on veut exercer dans la finance, quelle formation privilégier ?
Il est nécessaire de commencer par un bon «bagage» en mathématiques. Il faut
faire les maths quand on est jeune. La médaille Field, l’équivalent du Nobel,
est attribuée aux mathématiciens de moins de quarante ans. Et il faut le
compléter par une formation en économie. La sphère de la finance, de l’assurance
et de la gestion des risques en général est devenue par trop technique d’où
l’intérêt des maths. Dans le même temps, pour se laisser habiter par le métier,
il faut également un potentiel d’analyse, d’où l’intérêt de l’économie.
Commencer par un cursus fort en maths et lui adjoindre le supplément d’économie.
Quelles filières ?
Au début dans le système français, on avait commencé par les maths appliquées à
la science économique «MASE». Des filières similaires ont poussé depuis qu’on
peut prolonger par des cycles approfondis de maths ou d’économie.
*V/P Paris Dauphine pour la recherche