Une charte rythmique et chorégraphique venue d’ailleurs et qui transporte loin.
Un spectacle tout de calme et de volupté. Le dépaysement est garanti. Et
l’exotisme musical est du meilleur effet sur nos sens émerveillés.
La direction du festival de Hammamet savait qu’elle s’exposait à un aléa
technique en programmant les derviches tourneurs. Le spectacle conçu pour
enceinte fermée ne semblait pas tout à fait adapté pour une scène de plein air.
Il y avait en effet un risque de dispersion des sonorités et celui de
l’interférence des bruits extérieurs. Lassaad Ben Abdallah et les siens ont
trouvé la parade adéquate en fragmentant les dispositifs sono empêchant toute
déperdition de sonorité. Le show a donc conservé son cachet intégral. Bonheur
suprême, la configuration circulaire de la scène semblait dédiée à la partie
chorégraphique qui s’exécutait par une ronde des danseurs. Le trait physique du
lieu s’est emboîté à la nature du spectacle. La magie du cadre a opéré à plein
tube et la prestation des artistes a produit donc son meilleur effet.
Une frontière musicale
Le spectacle ouvre sur une première partie musicale et se prolonge par une
partie chorégraphique. Il est articulé autour de rites qui sont scrupuleusement
respectés par les musiciens et les danseurs. Cette discipline du geste sur scène
atténue le caractère viril et masculin du spectacle exécuté par une troupe
d’hommes et lui procure un grand raffinement. Les artistes arrivent un par un,
saluent le public sans le regarder, en s’inclinant face au meneur de revue qui
arrive le premier. Pareil lors du départ de scène. Et à chaque changement de
tableau, musiciens et danseurs saluent avec la même régularité, des fois se
prosternent et le chef d’orchestre accorde sa bénédiction avec sollicitude.
Cette note de minutie du mouvement est une touche remarquable de distinction
pour des tableaux variés tous empreints de la même intense sérénité. Cela fait
régner sur le théâtre un sentiment de détente et d’enchantement. Le public est
mis en état comme de lévitation mais tous sens en éveil, car il y a de
l’émerveillement dans l’air.
La première impression est que, même en cas de deuxième vision, ce spectacle est
exclusif. Son identité n’est jamais entamée. L’effet qu’il rend est total. Et
c’est peut-être là le secret de son attrait. L’on réalise toute l’étendue de son
authenticité et de la profondeur de son identité. Il y a une âme propre à ce
style musical et chorégraphique. La lignée ottomane se démarque de celle
andalouse que nous connaissons. Les registres musicaux joués sont différents de
ce que nous connaissons mais par moment ils nous rappellent d’autres qui nous
sont familiers. Il y a des accroches avec des mouachahet ou des ibtihalet, et
bien au-delà, on l’identifie à cette autre musique d’Europe centrale, la musique
de chambre, cette musique impériale. Mais il ne s’agit là que de correspondance
que l’ouïe établit par elle-même sans rien enlever à l’individualité de ce
courant ottoman. De même qu’on le sent qui annonce les sonorités de Chine et
d’Inde. C’est vrai que c’est une frontière musicale bien en démarcation de ce
qui se pratique dans les aires musicales qui nous sont proches, soient le
Maghreb et le Machrek, ou qui nous viennent d’extrême Asie.
Une charte graphique particulière, un tempo unique
Les artistes sont habillés de noir et blanc. Les musiciens portent chemise
blanche et pantalon noir. Les danseurs sont vêtus d’une cape noire, comme une
pèlerine sur une tenue blanche composée d’un haut, une tunique et un jupon sur
pantalon blanc, pas loin des tenues des fantassins grecs. Les danseurs sont
coiffés d’une toque en haut de forme, de couleur beige, proche de la Mallousa
que portaient nos jurisconsultes. Cette charte chromatique uniforme est une note
spécifique et qui prolonge l’uniformité du registre musical. Les derviches
entrent dans la danse un par un. Ils s’engagent, après s’être débarrassés de
leur capeline, bras croisés sur la poitrine et les mains posées sur les épaules.
Les danseurs exécutent une seule figure. Ils tournent sur place en effectuant
une trajectoire circulaire. Ils exécutent une pirouette et recommencent et ne
s’arrêtent pas. Ils sont cinq au total. Il y a le premier danseur qui occupe le
centre et les quatre autres gravitent autour. Pour garder leur stabilité, les
danseurs libèrent leur bras qu’ils gardent levés et penchent légèrement la tête.
Le mouvement d’ensemble est d’une harmonie sublime. A ne pas confondre avec les
ballerines des boîtes à musique. Le mouvement des derviches, il est vrai, est
uniforme mais pas figé. Le jupon des danseurs voltige constamment, preuve que le
mouvement est en dynamique régulière. La musique qui accompagne les danseurs est
homogène. C’est une sorte de boléro, celui de Ravel. Et là, on découvre que ce
n’est pas le rythme qui entraîne et fait danser mais le tempo. Et c’est un tempo
qui est parfaitement maîtrisé ; d’ailleurs le crescendo qui intervient là
encore, de manière presque imperceptible, se fait sans heurt, sans agresser
l’ouïe, il ne vient pas casser l’allure de la danse mais on le sent dicté pour
accompagner la transe des danseurs, état d’extase qu’ils communiquent aux
spectateurs.
Konya versus Broadway
Ce spectacle, bien réglé, n’est pas monotone parce que le spectateur ne s’en
détache pas et ne s’en lasse pas. C’est un tempo doucereux, malgré la nature de
l’instrumentation, qui rappelle celles des orchestres Country à cause du
similaire du Banjo ou de philarmonique par les percussions, la musique coule, à
nulle autre pareille, mélodieuse, pénétrante à souhait. Une harmonie cosmique,
une paix galactique. Les derviches tourneurs nous viennent de Konya, capitale de
ce courant musical. Et de suite on l’oppose à cette autre métropole de la
musique rythmique, Broadway. En effet, Konya dénie le rythme par décibel en
faveur du tempo spirituel. C’est une soirée comme on les aime où le charme agit
avec un effet d’enfer. Et, un public qui a su se mettre en intelligence avec la
nature du show, les applaudissements crépitaient discrètement pour ne pas
troubler la sérénité de l’ensemble. Lassad Ben Abdallah, aux anges, nous
abondait dans notre sens nous confirmant, oui c’est un public en or.