«Je suis une grande gueule, vous êtes mon mégaphone», a déclaré Tarak Ben Ammar aux journalistes à l’occasion d’une conférence de presse à propos des mesures d’audience des télévisions tunisiennes pour le mois de Ramadan 2010 et qui suscitent un grand remous.
Ce Tunisien, diplômé de l’Université de Georgetown aux Etats-Unis, est un grand producteur de cinéma, de télévision et a été, pendant quelques années, manager de Michael Jackson. Celui qui connaît tous les patrons du cinéma mondial, qui tutoie de grandes figures des mondes du cinéma et de la politique, aime la liberté et déteste l’injustice.
C’est l’unique producteur international maghrébin qui peut se prévaloir d’un patrimoine de près de 55 films produits sans oublier la filière commercialisation qu’il a appris à maîtriser suite à la distribution du film «La Passion du Christ».
Tarak Ben Ammar est également connu pour son profond attachement à sa Tunisie natale bien qu’il ait vécu presque toute sa vie à l’étranger.
Aujourd’hui associé à Nessma TV, la première télévision maghrébine, il ambitionne de la positionner en tête de liste non seulement dans la région mais également de l’internationaliser. «A quoi cela servirait-il de diffuser une télévision qui ne pourrait pas toucher les millions de Maghrébins vivant en Europe et dans le monde, Nessma sera sur tous les satellites et dans tous les pays», tonne-t-il.
A bâtons rompus avec Tarak Ben Ammar.
Webmanagercenter : «Je suis un artisan qui fabrique du rêve, tantôt de culture, tantôt de divertissement, mais toujours du rêve, qui tient compte de mon éducation, de mes valeurs, de mes principes moraux. Je ne vendrai jamais mon âme ni mes valeurs». Comment réussissez-vous à sauver votre âme dans un univers où beaucoup perdent des ailes ?
Tarak Ben Ammar : Il n’est pas vrai que nous y perdons des ailes lorsque nous avons des règles d’éthique. C’est valable dans la vie comme dans les métiers du cinéma. Un être humain est une éducation, une religion, une morale et un libre arbitre. Je me conduis dans ma vie privée de la même manière que dans ma vie professionnelle. Je n’apprécie pas beaucoup le fait de considérer les artistes comme des génies et dans le même temps de les voir comme des monstres dans leur vie privée. Je pense que l’homme est indissociable, ses défauts et qualités se prévalent dans sa vie professionnelle et celle personnelle. Je suis le même dans ma vie privée et dans mon métier. Je suis correct, j’ai été éduqué de la sorte et je n’envisagerai rien qui puisse être en contradiction avec ma conscience.
Comment Tarak Ben Ammar a-t-il pu s’imposer à Hollywood dans un milieu hostile à tout ce qui arrive du monde arabe et musulman ?
C’est dû au fait que la Tunisie n’était pas vraiment positionnée comme un pays arabe. La Tunisie est perçue comme étant le pays de la liberté de la femme, un pays moderne et accueillant. Ce n’était pas comme si je venais de l’Irak ou d’un pays moyen-oriental. Le fait que je parlais plusieurs langues, le fait également que j’ai étudié aux Etats-Unis rendait difficile mon classement dans une catégorie ou une autre pour ce qui est de mon appartenance «religio-raciale».
Pendant des années, je viens de le savoir, ont pensait que j’étais un juif tunisien. Il y a eu même un magazine qui avait publié mon nom comme faisant partie des juifs les plus connus de par le monde et j’ai dû rectifier en disant que je respecte la religion juive mais que je suis musulman. Ceci pour l’anecdote. Ceci étant, les grands du cinéma mondial n’ont pas de préjugés de race ou de religion. J’ai été adopté de la même façon à Hollywood et en Italie. Par Rossellini, Zifferelli, Francisco Rosi, Georges Lucas, Steven Spielberg. Ces gens là venaient en Tunisie et croyaient dur comme fer que dans la culture il n’y a pas de frontières, il n’y a que du talent, le langage est le même, c’est celui du cinéma. Dès que vous avez du talent, ils le reconnaissent. Ils ont été mes partenaires, m’ont soutenu et m’ont adopté, j’ai eu des échecs, j’ai eu des réussites. Le cinéma mondial est beaucoup moins dur que cela. Et puis, dès le départ, j’ai intégré le monde du cinéma international sans aucun complexe, je n’étais pas parti de l’idée : «Je suis un Arabe, on va me massacrer…», je me suis conduit avec naturel et d’égal à égal et j’ai pu m’intégrer. Mes réalisations ont fait le reste.
La Passion du Christ, le Messie, Jésus de Nazareth et j’en passe. Qu’est-ce qui explique l’engouement de Tarak Ben Ammar pour les films religieux ?
Je me le suis souvent demandé à moi-même. Je suis croyant et j’ai toujours cru en Dieu. Il y a eu peut-être un concours de circonstances et j’ai été choisi pour être l’homme de la situation pour cette qualité de films. J’ai étudié à l’étranger dans une école catholique. A l’époque, je ne maîtrisais pas ma propre religion et je ne connaissais ni le catholicisme ni le judaïsme. En Tunisie, j’ai appris ma propre religion et j’ai beaucoup appris sur les religions catholique et judaïque. Je suis devenu un grand spécialiste des religions, elles me fascinaient et je voulais les comprendre en profondeur.
Mes connaissances m’ont été très utiles. J’ai rencontré pour la première fois Rossellini dans un aéroport, je me suis présenté et je lui ai exprimé mon admiration pour ses œuvres, il a su que je venais de Tunisie et m’a parlé du projet du Messie. J’ai discuté avec lui histoire, catholicisme également, il a réalisé que je maîtrisais la thématique et m’a proposé de l’aider. Zeffirelli en a entendu parler et m’a proposé de l’aider pour le tournage d’un autre film religieux «Jésus de Nazareth» en Tunisie.
Le cinéma est un petit club, si vous échouez, vous êtes grillé, si vous assurez, vous êtes respecté et sollicité. Pour ma part, j’étais devenu le jeune tunisien en provenance d’un pays ouvert, accueillant, accessible et à la portée. J’étais devenu la coqueluche, c’est comme une mode, les gens aiment les nouveaux visages.
Pour ce qui est de La Passion du Christ, Mel Gibson que je connaissais m’appelle un jour et me dit : «Tarak, tu as fait beaucoup de films religieux, j’en ai un grand», nous en avons discuté et avions prévu le tournage du film en Tunisie, j’ai fait le repérage, tout a été préparé, c’était en août 2001. Malheureusement, il y eut le 11 septembre et le projet fut annulé parce que les compagnies américaines d’assurances refusaient de couvrir le départ de Mel Gibson pour la Tunisie.
Deux ans plus tard, il a refait le film sans moi en Italie où je l’ai aidé au niveau des autorisations. Il m’a prié d’assurer sa distribution, c’est ainsi que j’ai supervisé la commercialisation de «La Passion du Christ». Je l’avais défendu seul en Europe. Ce qui était intéressant, c’est qu’il m’était plus facile de le distribuer malgré toutes les polémiques qui ont tourné autour parce que j’étais Arabe et musulman. Ce qui pouvait être un handicap à Hollywood est tout d’un coup devenu un avantage. Pourquoi ? Eh bien parce que les associations juives se sont montrées très prudentes envers moi, je les ai toujours respectées, j’ai toujours été un Arabe et un musulman tolérant et ouvert, elles se sont demandées pour quelle raison je défendais Mel Gibson et n’ont pas voulu s’en prendre à moi de peur de susciter la solidarité des communautés arabo-musulmanes. En défendant «La Passion du Christ», j’ai voulu également montrer qu’un musulman peut défendre le christianisme au même titre que les Chrétiens peuvent aussi un jour défendre l’Islam.
Je viens de terminer un film qui défend les Palestiniens et le metteur en scène Julian Schnabel est un juif pro-israélien devenu aujourd’hui pro-palestinien. Mon message est que si moi en tant qu’Arabe et musulman, je défends des causes chrétienne et juive, il est tout à fait naturel que l’on défende ma cause. C’est un message de tolérance, de solidarité et d’ouverture. Je suis le digne représentant de l’éducation et de la culture tunisiennes.
On vous décrit comme étant l’homme qui a positionné la Tunisie sur la carte cinématographique internationale. Pourtant nous n’observons pas une notoriété aussi importante que celle qu’à connue le Maroc pour un film comme Casablanca, par exemple. Est-ce le prestige du Royaume ?
Depuis plus d’un siècle, le Maroc représente l’exotisme, l’Orient, la royauté, la Mamounia… Nous, en tant que Tunisiens, nous versons plus dans la Méditerranée, nous ne faisons pas vraiment Monde arabe. Nous ne sommes pas aussi exotiques que les Marocains, nous n’avons pas de Marrakech et de «Jamaa el Fna». C’est une autre culture et d’autres traditions, les Américains adorent le folklore. Ce que j’ai voulu pour ma part c’est me démarquer, j’ai préféré l’efficacité et le partenariat. J’ai produit un certain nombre de films, regardez autour de vous, il n’y a pas un seul producteur international au Maghreb. Au début, j’étais un petit coproducteur et puis j’ai évolué, je ne suis pas guide et un chauffeur pour les étrangers, je suis leur partenaire et c’est ce qu’ils apprécient et respectent.
Des laboratoires cinématographiques français appartenant à un Tunisien, cela n’a pas été bien accueilli par la France. Comment avez-vous réussi à calmer les esprits ?
C’était une petite minorité de politiques qui brandissait le ridicule concept de patriotisme français pour les Français. Cela n’a pas dépassé un mois, puisque les professionnels du cinéma français, tous les producteurs et les metteurs en scène travaillent dans mes laboratoires et savent parfaitement que je ne vais pas délocaliser les laboratoires en Tunisie. Ce que j’ai fait, c’est par contre importer l’expertise et le know how pour les mettre au service de nos cinéastes à Gammarth. J’ai créé une filiale, des entreprises et des studios à la disposition du cinéma tunisien, maghrébin, africain et aux étrangers qui le souhaitent. Le débat posait la problématique d’un homme du Sud profitant du savoir, de la technologie et des moyens mis à sa disposition par le Nord pour réussir. J’ai pensé comme les gens du Nord, j’ai acheté la technologie, c’est mon droit, je suis également citoyen français par ma mère. Je suis devenu propriétaire de la technologie qui était à la disposition de tout le monde, je ne l’ai pas volée à la France. Détenteur de cette technologie, je voulais en faire profiter le pays d’où je venais et c’est ce que j’ai fait à travers les laboratoires de Gammarth.
L’intolérance qui existe entre les Occidentaux et les Orientaux vient en grande partie de la méconnaissance des uns et des autres. Comment en tant que producteur pouvez-vous œuvrer à briser les clivages culturels entres des peuples qui, pourtant, se rejoignent sur l’essentiel des valeurs humaines ?
En produisant des films. C’est ce que j’ai fait cette année, en produisant le film «Hors la loi» qui parle de la jeunesse algérienne à Paris, qui prend conscience de l’indépendance de son pays. Un autre film qui montre l’autre point de vue, celui des Palestiniens, ceux qui vivent de l’autre côté de la barrière, ceux qui subissent l’occupation israélienne et je viens tout de suite de démarrer un film sous la direction de Jean–Jacques Annaud sur l’Islam et le pétrole.
Maintenant que je suis connu, j’ai les moyens, la puissance et le poids de produire pareils films, ce que je ne pouvais pas réaliser auparavant. Aujourd’hui, il s’agit de pouvoir les commercialiser car quel est l’intérêt de faire un film qui n’est pas vu ? Quel est l’intérêt de réaliser «Hors la loi» si le monde entier ne le voit pas et ne le découvre pas, à commencer par les Français ?
Ceci pour le cinéma. Pour ce qui est de la télévision -et là je parle de «Nessma»-, elle sera bientôt diffusée sur les satellites du monde entier, je vais montrer le visage de la Tunisie et celui du Maghreb. On va se dire «Ah bon, vos pays sont civilisés ? Les femmes y sont libres et peuvent sortir sans voile ?». Les étrangers sont agréablement surpris lorsqu’ils arrivent dans notre pays, ils sont étonnés de le voir aussi moderne. Après tout, les Américains ont exporté leur «American way of life». Avec Dallas, Dynastie et d’autres grandes séries, nous avons tous rêvé, nous voulons montrer un nouveau Maghreb qui, sans perdre l’authenticité de notre culture, valorisera l’image rayonnante et résolument tournée vers l’avenir de nos jeunes et nos peuples. Je ne suis pas un homme politique, je suis un homme d’image et de rêve. A travers le rêve, nous pouvons faire beaucoup de choses. Nous avons accès à la tête, lorsque nous passons par le cœur, le cinéma, la télé sont des merveilles. Le film Amadeus nous a plus appris sur Mozart que toutes ses symphonies réunies ; le film Gandhi également.
Nous comptons lancer de grandes productions de feuilletons avec la participation d’acteurs tunisiens et maghrébins sur Nessma. Nous voulons susciter un souffle créateur dans le milieu télévisuel.
Le groupe Eclair était en difficulté quand vous y êtes entré, vous êtes également devenu actionnaire de Nessma à un moment où elle en avait besoin. Vous considérez-vous comme un sauveteur ou bien ces opportunités représentent pour vous tout simplement des occasions de faire de bonnes affaires ?
Si je peux à la fois aider une entreprise et en être le partenaire, c’est plus facile pour moi. Ce sont des opportunités d’affaires que j’ai saisies.
Vous avez déclaré lors d’une conférence de presse que vous auriez été juif et actionnaire d’une chaîne de télévision, vous auriez eu tout le lobby juif derrière vous, vous sentez-vous lâché par les Arabes, par le Maghreb ?
C’est tout le problème des Arabes, il n’y a pas d’unité, ou de soutien. Avez-vous déjà vu un metteur en scène soutenu ou promu par des Arabes ? La force d’Israël et de la communauté juive par le monde est cette solidarité extraordinaire que je souhaite et j’envie sans que nous Arabes, nous l’ayons, je ne sais pour quelle raison. Il faudrait inciter les jeunes à être fiers de leurs origines et soutenir ceux qui en viennent. Je me souviens, j’étais dans un colloque international auquel participaient 150 pays, les seules critiques qui m’ont été adressées sont venues de mon voisin…
Le patron de la télévision turque m’a regardé, m’a donné une accolade et m’a dit «You’re a great man, I love you» et qui c’est qui m’a insulté ? C’est un Algérien.
Justement, est-ce que dans votre attitude, il y a eu quelque chose qui aurait fait croire à des déclarations virulentes vis-à-vis de l’Algérie ?
Il n’en a rien été, on m’a fait dire des choses que je n’ai jamais déclarées. Heureusement qu’il y a eu un enregistrement que j’ai envoyé aux autorités algériennes qui ont été très compréhensives.
Il y a des gens qui manipulent la liberté de la plus mauvaise manière qui soit, c’est de bonne guerre, je n’en prends pas ombrage.
Ce n’est pas un problème de liberté, mais de coût. Des chaînes européennes comme M6 ont démarré sans news. Je suis le produit de la tolérance que la chaîne va défendre. On ne va pas laisser une minorité d’extrémistes, dans toutes les religions, prendre le pouvoir sur une majorité silencieuse». Considérez-vous votre participation à Nessma comme un acte de militantisme pour un Maghreb plus tolérant ?
Je suis l’enfant de la République tunisienne, j’ai vécu la première présidence de Bourguiba, je vis aujourd’hui celle de Ben Ali qui a consolidé les fondements républicains et ramené la Tunisie vers le 21ème siècle, je serais un militant qui luttera pour exporter le modèle de la société civile tunisienne là où je serais. Le modèle de la société civile tunisienne est une réussite, la plus grande preuve en est les femmes. Il y a encore des progrès à faire, mais nous devons le valoriser, nous n’avons pas d’inventions, d’avions, de brevets, exportons nos acquis à travers la télévision, c’est le meilleur miroir.
Quel modèle d’avenir préconisez-vous pour Nessma ?
Je voudrais que Nessma soit une référence d’authenticité, d’ouverture, de divertissement, de vérité, pas d’injustices, je n’aime pas l’injustice ou les excès. Je voudrais qu’elle soit un espace où l’on entend différents sons de cloches, qu’elle donne envie aux jeunes de faire le métier extraordinaire qui est celui de la communication.
Que pensez-vous de cette vague d’émissions voyeuristes à la hollandaise ?
Je n’aime pas du tout ce genre d’émissions tout comme je n’apprécie pas la méchanceté du genre Guignols de l’info, nous n’avons pas cela dans notre culture, ce n’est pas dans nos traditions. Je ne crois pas que nous devons mimétiser les autres, nous devons prendre la méthode, la technique et y mettre notre culture et notre âme. Les Américains n’ont pas copié l’Europe, ils ont exporté vers l’Europe. Nos pays sont riches, civilisationnellement et culturellement, ils peuvent exporter beaucoup de choses.
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