Dans la famille Ben Becher, on est agriculteur de père en fils depuis des générations. Aujourd’hui président de l’Association pour l’agriculture durable (APAD) et du Groupement des céréaliers de Jendouba, Leith Ben Becher inscrit sa démarche professionnelle dans l’innovation et se bat pour insérer plus de modernité dans l’agriculture tunisienne. En moins de temps qu’il n’en faut, il est parvenu à imposer l’huile d’olive de ses vergers comme un produit de qualité sur un marché européen très fortement concurrentiel en parvenant à l’exporter chez le prestigieux «Oliviers &Co». Mais le cœur de son métier demeure la céréaliculture. Son domaine est inséré dans deux programmes prioritaires : celui de la durabilité, à travers les méthodes de l’agriculture de conservation et notamment du semis direct, et de la traçabilité. Ses projets et ceux de nombreux agriculteurs comme lui sont cependant largement menacés par une situation alarmante. Entre un climat qui fait des siennes et des mesures gouvernementales qui restent en deçà des attentes de la profession, la situation des agriculteurs est préoccupante. Ces derniers souffrent d’endettement, du manque de financement, de coûts de production élevés…
Un entretien pour aller au fond du problème avec un agriculteur qui se bat sur le terrain.
Webmanagercenter : La campagne agricole 2009/2010 est dans une très mauvaise posture. Il semble même que cette saison soit même en passe de devenir l’une des plus mauvaises de cette dernière décennie en raison, entre autres, d’un climat fortement perturbé. Qu’en est-il au juste ?
Leith Ben Becher : Ces perturbations ont terriblement affecté la production des céréales, mais n’ont pas épargné les autres cultures comme les fourrages et les légumineuses qui dépendent directement des pluies. De fait, c’est l’essentiel de l’agriculture pluviale qui se trouve gravement touchée.
L’heure est-elle à ce point critique ?
Sur les 1.500.000 hectares réservés aux céréales, la sécheresse n’a épargné que de très rares zones du pays. Cela a conduit à une baisse de la production de près de 50%, selon les chiffres officiels, aggravant la situation déjà précaire d’un grand nombre d’agriculteurs.
Nous sommes face à une véritable situation de catastrophe (naturelle) dont les conséquences se feront longtemps ressentir pour l’ensemble du pays. Il va sans dire que les graves perturbations climatiques vécues cette année dans divers endroits du monde et qui pèsent aussi sur les grands pays producteurs de céréales, comme la Russie, l’Inde et le Pakistan entraînent déjà une envolée des cours du blé et des autres céréales. Tout cela risque de peser lourd sur la balance alimentaire des pays importateurs, comme le nôtre.
Cela implique-t-il qu’il faille changer de stratégie ?
La situation qui prévaut cette année chez nous n’est malheureusement plus si exceptionnelle, du moins en termes de statistiques. Depuis ces vingt dernières années, nous avons connu pas moins de huit années de sécheresse. Mais ce qui est inquiétant, c’est la fréquence de ce phénomène, soit près d’une année sur trois. De sorte qu’il est devenu nécessaire de revoir la stratégie à adopter face à ce qu’il faut considérer comme une donnée réelle de notre climat; l’extrême variabilité inter annuelle et une aridité qui se précise. Sans quoi, c’est la pérennité de notre agriculture, l’avenir de nos territoires ruraux et la sécurité alimentaire de notre pays qui seraient menacés.
En d’autres termes…
Il ne faut plus voir dans l’insuffisance des précipitations une situation exceptionnelle, mais bel et bien une donnée structurelle de notre agriculture. Il faut donc orienter dans ce sens nos efforts en matière de recherches, de choix variétaux et d’appuis à la production. L’instabilité chronique des marchés et la volatilité des prix des produits agricoles doivent nous inciter à renforcer les capacités d’intervention des structures professionnelles dans le sens d’une plus grande intégration des filières.
Face à ces paramètres, les réactions ne se sont pas fait attendre et le gouvernement a agi. Comment peut-on apprécier les dernières mesures décidées dans le décret du 6 août dernier ?
Absolument, mais de suite, une première remarque : pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour reconnaître une évidence qui s’imposait depuis plusieurs mois, tant il est vrai que dans toutes les zones déclarées sinistrées du fait de la sécheresse, le constat était établi depuis le mois d’avril ?
A la lecture des dispositions du décret du 6 août 2010, on ne peut s’empêcher de relever que, pour l’essentiel, les mesures de soutien aux agriculteurs affectés par la sécheresse s’apparentent plus à une aide aux nécessiteux (qui se décline en semences à distribuer à tant d’agriculteurs ou de fourrages à tant d’éleveurs) avec ce que cela peut entraîner de clientélisme qu’à un véritable plan de soutien à des agriculteurs fragilisés par la récurrence des années de sécheresses et l’accumulation des difficultés financières.
Lorsqu’on s’arrête au nombre d’agriculteurs concernés par la mesure essentielle qu’est le rééchelonnement des crédits de campagne, l’on se rend compte qu’elle ne touche que 2.000 exploitants, soit moins de 1% des agriculteurs recensés en Tunisie. Ce chiffre correspond, en fait, au nombre d’agriculteurs ayant bénéficié de crédits pour financer cette dernière campagne agricole. Il est révélateur d’un phénomène plus grave, car devenu structurel, à savoir celui du recul du financement bancaire pour l’agriculture en général et les grandes cultures en particulier en dépit de leur caractère stratégique, pour le pays.
La question qui s’impose est donc qu’adviendra-t-il de la majorité des autres agriculteurs et comment pourront-il entamer la nouvelle année agricole qui s’annonce ?
Je ne vous le fais pas dire ! L’incertitude est grande pour un grand nombre d’entre nous. Reste encore une autre question, tout aussi cruciale. Jusqu’à quand pourra-t-on rééchelonner les dettes des céréaliculteurs, sans s’attacher à régler les problèmes de fond liés à l’amélioration de la compétitivité de nos exploitations, à l’effort public en matière de recherche agronomique ou à la mise en place d’un système d’assurance récolte ? Car, aujourd’hui, on ne fait que reculer les échéances. Les accidents climatiques risquent de devenir plus fréquents. Ils rendent les capacités de remboursement des agriculteurs plus aléatoires et mettent en péril la viabilité de nombreuses exploitations.
Mais dans ce contexte, le gouvernement tunisien prend des mesures en faveur de l’agriculture. Il juge optimal de sécuriser sa souveraineté alimentaire en vue de préserver le pouvoir d’achat de la population et de contenir le déficit commercial.
Absolument, mais au-delà de ces timides mesures de circonstance pour la céréaliculture, il devient impérieux de poser le problème de l’avenir de l’agriculture en Tunisie -qui est essentiellement pluviale- dans un débat à caractère national, impliquant les différentes compétences du pays, sans tabou. L’agriculture occupe encore plus du quart de la population active. Si on se limite à des actions ponctuelles, sans réelle cohérence stratégique, les perspectives risquent vraiment de s’assombrir.
Donc pour vous, il ne s’agit pas seulement de sauver une saison…
Je dirais même qu’en fait, il ne s’agit pas seulement de régler une question agricole, qui n’intéresse que les spécialistes, mais bel et bien de réfléchir ensemble l’avenir de nos territoires ruraux, l’organisation de nos approvisionnements, et notre sécurité alimentaire. C’est une question qui concerne l’avenir de la Nation tout entière.
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