Depuis la proclamation de la République à la fin des années cinquante et la fin de la dynastie beylicale husseinite, fondée durant plus de deux siècles sur les notabilités et les privilèges de la naissance, l’élite destourienne au pouvoir, formée pour la plupart sur les bancs de l’ancien tuteur, attachée au modèle de l’école de Jules Ferry et soucieuse de jeter les bases du nouvel ordre républicain, a conféré à l’éducation un rôle de premier plan dans la reconnaissance sociale, la valorisation des itinéraires professionnels et l’insertion des jeunes tunisiens dans les nouveaux rapports de production de l’Etat naissant.
C’est le temps des diplômes. L’heure des collèges a sonné. Tout se joue désormais à l’école. C’est très anxiogène. Dès les petites classes, on entre très vite dans une logique de compétition. Elle creuse les écarts entre les enfants. La bagarre pour les meilleurs lycées bat son plein. La pression parentale est là. Car la consécration scolaire et universitaire, dans les filières prometteuses, est transformée mécaniquement en avantages sociaux.
L’Etat providence aidant, les familles tunisiennes attendent de l’école beaucoup plus que ce qu’elle peut tenir: intégration sociale, progrès économique, épanouissement individuel, une rente au dessus des contingences… Dans l’inconscient collectif, seule la carrière scolaire est honorable. Elle confère un statut social à vie. Obsédé par la peur du déclassement et la honte de l’échec, englué dans une société où soit on étudie, soit on travaille, l’élève, dans notre pays, évolue depuis des décennies dans une atmosphère tendue, sélective, accompagné de professeurs écartelés, déchirés, pour la plupart, entre les besoins pressants de la société de consommation, qui prend chez nous des proportions de plus en plus alarmantes et les impératifs de base d’une mission pédagogique, identifiée depuis longtemps à un acte civilisationnel fondateur, désintéressé, magnanime et austère.
“L’emprise des diplômes les plus sélectifs, issus de “la voie royale”, ceux des grandes écoles (médecine, HEC, ISG, Polytechnique…), entame la cohésion sociale, pervertit le climat scolaire et accentue la sélection des élites, ces grands gagnants du système, qui apprennent ainsi, très jeunes, à mépriser les “loosers”, qui seront leurs ouvriers ou leurs employés de demain”, nous dit Monsieur Aissa Baccouche, sociologue de renom et ancien secrétaire général de l’UGET à la fin des années soixante, dont les propos trahissent un certain penchant pour les nouveaux visages de l’apprentissage en cours dans les pays du nord, en Allemagne notamment où il existe d’autres manières d’entrer dans la vie sociale à l’instar des stages, de la formation professionnelle, de la formation permanente. Ce sont des itinéraires menant à une vraie seconde chance. Du coup, insiste notre interlocuteur, cela lève la pression sur l’école, et le climat scolaire devient plus détendu.
Pour une scolarité détendue et apaisée
Il ne faut plus que l’école ait le monopole de l’attribution du statut social. Les itinéraires bis pour accéder à tous les emplois devraient être multipliés. Il s’agit de mettre les entreprises devant leurs responsabilités. Elles ont un devoir de formation. Toutes les voies parallèles -l’apprentissage, les reprises d’études…- sont les bienvenues pour cesser de fonder les politiques scolaires sur la sélection des élites. Et aussi de mettre le paquet sur les plus faibles, ces 15% de gamins qui entrent au collège sans les bases et dont on sait qu’ils ne pourront jamais suivre. A ce titre, les structures de l’Agence tunisienne de la formation Professionnelle(ATFP) ont un rôle à jouer pour réinsérer des jeunes en rupture dans le jeu social et rendre la seconde chance plus crédible encore.
La diversification des itinéraires éducationnels, appuyée par une information pertinente sur les métiers de demain et sur le marché du travail est de nature à renforcer l’attrait d’une autre voie, parallèle à celle de l’école. Au Danemark, par exemple, on peut à 20 ans aller faire le tour du monde, sans doute une expérience plus formatrice que de perdre une année pour avoir été mal orienté en fac. Puis retourner à l’université reprendre ses études !
