Me Sami Annabi, juriste de l’année 2009, parle de son métier d’avocat d’affaires et nous livre ses regards croisés sur la profession. Regard avisé, quant à l’impératif de compétence. Regard désabusé quant à la résistance de la profession face aux cabinets internationaux. Entretien.
Webmanagercenter : L’avocat d’affaires éclipse l’image traditionnelle du défenseur de la «veuve et de l’orphelin». Comment évoquer cette mutation du métier ?
Sami Annabi : La profession d’avocat, à l’instar de toutes les autres, évolue avec le temps et se met en phase avec le nouveau schéma de l’organisation sociale, laquelle s’est totalement métamorphosée. L’on peut s’autoriser à parler de rupture au plan du modèle de société, du mode d’échanges, des repères et des valeurs, mais également des dimensions.
L’irruption de la mondialisation et l’explosion phénoménale des marchés sont à l’origine d’un ordre économique nouveau. L’appétit de croissance dans nos sociétés donne la prépondérance à l’économie. Naturellement, la profession doit s’adapter à cette nouvelle configuration. Droit et économie cheminent ensemble. Ils ont favorisé la naissance de cette nouvelle souche d’avocat d’affaires qui est la façon par laquelle notre profession s’est mise en intelligence avec cette nouvelle donne.
J’ai pu l’éprouver personnellement lors d’un séjour professionnel aux Etats-Unis pendant lequel j’ai exercé au sein d’un cabinet relevant du barreau de New York, dans les années 70. L’avance prise par l’économie américaine faisait par exemple que le droit de la concurrence avait pris une très grande ampleur, qui n’existait pas ailleurs, pas même en Europe. Cela provient, en toute vraisemblance de l’avance et du gigantisme de l’économie américaine. Par conséquent, l’implémentation du métier via l’irruption de l’avocat d’affaires est une inflexion logique laquelle exprime une tendance lourde. Sous la pression des mutations de l’univers de la production et des échanges, les opérateurs s’écartent de la logique du contentieux et s’orientent vers une démarche positive dans la logique de la relation gagnant-gagnant, imposant par là même ce nouveau profil de l’avocat d’affaires.
D’ailleurs, cette dynamique est telle que les opérateurs manifestent une préférence de plus en plus marquée pour l’arbitrage plutôt que le recours devant les tribunaux.
L’on est moins dans les textes de loi et plus dans l’expertise. Est-ce le triomphe du pragmatisme, selon le vieil adage «plutôt un mauvais arrangement qu’un bon procès» ?
Il y a un peu de tout cela, sans doute. Pour résumer la situation par une formule, nous dirions que c’est une préférence pour une justice privée plus spécialisée et plus rapide. C’est le triomphe de la conciliation sur le contentieux classique. Elle exprime bien la préférence des opérateurs, dès qu’ils sont en litige sur un contrat pour une issue «win-win» que pour un jugement à la suite d’une procédure contentieuse. C’est le triomphe du droit pratique.
En somme, la compétence triomphe du charisme ?
Arriver à des conclusions avisées, c’est plus une affaire de connaissance et de compétence que d’émotivité. On sort du cadre de l’emphase et de l’argutie, comme dans la plaidoirie. On est dans la matérialité. Il faut reconnaître que c’est plus pointu et moins émotionnel. Se prononcer sur un différend autour d’une clause ou d’une disposition d’un contrat international demande plus d’un avis juridique et appelle, à l’évidence, des compétences diverses et de la technicité. Ce caractère polyvalent des décisions d’arbitrage en fait la force et cela explique le penchant des opérateurs.
En effet, on peut admettre que l’avocat d’affaires est davantage dans une posture de conseil que de défense. Et c’est le versant nouveau de notre profession et qui s’impose aujourd’hui avec la suprématie de l’économie dans la société mondialisée.
L’avocat d’affaires aurait précipité la sophistication dans le Droit. L’on est moins dans la Doctrine et davantage dans la casuistique ?
Pour répondre à la première partie de la question, je dirais que nous n’en sommes pas loin. On peut en toute assurance parler d’ingénierie dans la science juridique. La confection d’un contrat international est, à tous les coups, un exercice de sophistication juridique. L’innovation s’installe définitivement dans le métier et la manière de rendre le Droit. Les situations sont souvent inédites ou comportent des particularismes et des nuances si prononcés que l’innovation a gagné son droit de cité. Le Droit s’enrichit, progresse, se réinvente avec une grande intensité. A l’évidence, la casuistique prend ses quartiers. L’on est souvent dans l’inédit. Le Droit est donc appelé à s’adapter en conséquence.
De mon expérience américaine, je retiens cette image du spectacle de rodéo où le cavalier doit se maintenir en selle malgré les soubresauts de sa monture. Les joueurs d’échecs cherchent à «avoir les blancs», c’est-à-dire d’assurer l’entame du jeu, d’avoir «la main».
La concurrence et les nouveaux véhicules financiers sont donc les nouveaux ingrédients juridiques ?
C’est un tout. L’économie y contribue, la finance également, le commerce international, aussi. Et ne négligeons pas les IT (pour Technologies de l’information). La révolution digitale a révolutionné le Droit et la science juridique. Allez composer avec toutes les situations nouvelles que peut véhiculer l’iPhone. Je vous laisse imaginer tout le contexte nouveau qu’il induit pour la lutte contre la copie et la protection de la propriété intellectuelle. C’est un champ nouveau, qu’il faut savoir approcher, avec une certaine inventivité. La matière juridique devient elle-même sophistiquée.
Longtemps on a vécu sur l’idée que l’anglais était la seule langue vivante. Or, la société postindustrielle nous en impose trois, en réalité. Bien sûr, il y a l’anglais mais également la finance et les IT. Cela exige un ressort d’ingéniosité de la part des praticiens du Droit. La domination de l’immatériel et du numérique impacte la science juridique et la fait évoluer, de même qu’elle impacte la philosophie du Droit ainsi que l’art et la manière de l’exercer, et c’est précisément ce qui favorise la prédominance du modèle de l’avocat d’affaires sur celui du défenseur de la veuve et de l’orphelin. Ce dernier n’est cependant pas appelé à disparaître.
L’étude de l’avocat cède la place à la société d’avocats. Qu’en est-il dans les faits ?
Le gisement de compétences requis pour le Droit des affaires justifie le regroupement des avocats en société. Le volume opératoire, également. Et ce sont là les retombées de l’explosion du commerce international et la dynamique de la concurrence mais également de l’ouverture, en un mot de la mondialisation. Des cabinets mastodontes naissent et se mettent en place pour être en ligne avec les attentes des opérateurs internationaux et répondre à l‘extension de leur environnement d’affaires. Les sociétés d’avocats internationaux sont impressionnantes par leur taille, leur polyvalence et leur efficacité.
A présent que la libéralisation du secteur des services est dans l’air, quels sont les enjeux pour la profession en Tunisie ?
Dans la perspective de la libéralisation des services, la menace d’une domination des cabinets internationaux est une option plausible, et il faut s’y préparer. Les esprits n’y sont pas encore prêts et la profession ne semble pas réaliser l’ampleur des enjeux. Il y a un manque de répondant flagrant de la part de la profession. Un investisseur étranger s’est fait accompagner par un cabinet d’avocats anglo-saxons. Le résultat est que les trois cabinets d’avocats de la place qui ont été consultés ont rendu trois conclusions différentes.
Le Droit des affaires, à l’instar de toute discipline pointue, ne souffre pas l’approximation. Le Conseil est très précieux, il doit être sûr et rassurant.
De mon point de vue, la parade à l’assaut des cabinets internationaux doit commencer à s’organiser dès à présent. Je considère que c’est une affaire qui prend une dimension, vraiment d’intérêt national. Et cela appelle une stratégie, un plan d’action. Et, j’ajouterais que le temps presse. On ne peut pas dire que les avocats s’activent autour du sujet. La preuve est que je ne vois rien venir sur le terrain. Il y a une carence un déficit de réactivité. On le voit jusque dans les comportements individuels qui sont inappropriés. Peu de confrères s’informent, lisent, se mettent au goût du jour. Il y a, à l’évidence, des exceptions alors que c’est une lame de fond qui doit lever.
L’on doit basculer dans cette nouvelle sphère juridique et professionnelle. Sans quoi c’est la relégation.
Je prends mon exemple personnel. Je suis abonné à «l’ABA Journal» du barreau américain. Quelques années auparavant, j’en maîtrisais le contenu à 100%. Aujourd’hui, c’est une lecture dont je ne saisis plus que 10%. C’est vous dire la vitesse à laquelle la science juridique progresse. Il faut se faire violence pour se maintenir dans le wagon sans quoi on «sort de l’histoire». La vulnérabilité de la profession est trop élevée de mon point de vue. La menace guette, et il faut la prendre en considération, en prévision de demain.
Pour mettre la pression sur la profession, faut-il commencer par réformer l’enseignement du Droit ?
Réformer est le moins qu’on puisse suggérer. Il y a urgence. L’enseignement du Droit tourne le dos à la pratique du Droit sur le terrain. Il faut professionnaliser, voilà ma proposition. Un avocat et a fortiori un avocat d’affaires est d’abord et avant tout un praticien, un homme d’action et de terrain. Engager une action, la gérer, trouver les parades, ester est une véritable qualification. La doctrine n’est jamais qu’un enseignement de base. Il faut découvrir l’environnement de la procédure à l’international et opérer en équipe, dans des structures dédiées, avec les exigences requises. C’est une dynamique nécessaire. Qui ne peut être que salutaire.