Tunisie-Banque : Dhafer Saïdane, “La stratégie bancaire de concentration sert de rempart aussi contre les OPA inamicales étrangères”

dhafer-saidane-1.jpgEtre bien classé au forum de Davos, par Standard and Poor’s ou des agences de notation telles que Fitch et Moody’s, est plutôt rassurant pour l’image de marque d’un pays et son positionnement à l’international. C’est réconfortant quant à la justesse et le bien-fondé de ses choix économiques. Plus important encore, le rating permet d’évaluer le risque par pays et représente un facteur déterminant pour les investisseurs et acteurs économiques.

Qu’en est-il pour nos banques? D’après nombre de classements effectués cette année, elles ne figureraient pas parmi les mieux nanties de par le monde. Fragmentées, mal structurées, elles ont du mal à monter aux standards internationaux. Au dernier palmarès publié par le magazine «Jeune Afrique», elles sont supplantées par des banques égyptiennes, marocaines, algériennes et libyennes.

Pour rattraper le retard, une seule alternative : la restructuration.

Dans l’entretien ci-après, Dhafer Saïdane, Docteur en économie –HDR, Pr Skema Business School à l’Université Lille 3-, nous en explique les raisons pour une restructuration bancaire nécessaire et annoncée.

Webmanagercenter: Pourquoi est-ce que la restructuration bancaire revêt autant d’importance pour un pays comme la Tunisie ?


Dhafer Saïdane
: La restructuration bancaire est devenue un thème majeur dans le monde bancaire en Tunisie. Les autorités monétaires en font leur cheval de bataille car l’urgence mais aussi les avantages de cette restructuration pour les banques tunisiennes sont innombrables et évidents. Il s’agit de rattraper les standards internationaux dans la perspective de la convertibilité totale du dinar. Dans des pays comme la Turquie mais aussi dans le monde européen, cette restructuration, en vigueur depuis plus de quinze ans, est bien avancée. Elle s’est traduite par un gain d’efficience et une meilleure résilience des banques européennes face à la crise.

La consolidation bancaire chez tous nos partenaires a été l’un des faits majeurs qui a marqué la structure du marché bancaire, notamment des pays de l’UE depuis 1995.

Cependant ces évolutions ont été contrastées selon les territoires et les stratégies différentes selon les métiers. La concentration du secteur bancaire est très avancée dans certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas, ou encore les pays scandinaves. Leurs marchés domestiques sont saturés puisque les cinq premiers établissements détiennent plus de 80% de l’actif total. Le paysage bancaire demeure encore morcelé dans d’autres pays comme l’Italie, le Royaume-Uni ou l’Allemagne puisque les cinq premiers établissements détiennent entre 20% et 40% de l’actif total. La France et l’Espagne sont dans une situation intermédiaire parce que les cinq premiers établissements détiennent entre 40% et 50% de l’actif total.

La Tunisie ne peut pas s’extraire de cette dynamique mondiale de modernisation financière par consolidation bancaire. Il s’agit là d’une condition nécessaire à la convertibilité.

Les restructurations bancaires tardent à venir dans notre pays. Quelle en seraient les conséquences ?

La stratégie de concentration, en général par fusion-acquisition (F&A), est indispensable car, outre le fait qu’elle renforce les fonds propres et la sécurité des banques, elle sert de rempart aussi contre les OPA inamicales étrangères qui affaiblissent la souveraineté monétaire et excluent du financement des projets sociaux prioritaires (habitat, agriculture,…). Elle permet aussi de mieux répondre aux besoins croissants de financement et d’ingénierie financière. Ces fusions renforcent aussi la concurrence oligopolistique entre acteurs majeurs et améliorent la qualité des services et encouragent l’innovation.

Des synergies de revenus et de coûts résultent d’une meilleure organisation de la production bancaire des entités qui fusionnent grâce au potentiel d’économie d’échelle. Les synergies de revenus consistent à améliorer l’efficience technique par un renforcement de l’échelle de production. Les synergies de coûts visent l’augmentation de l’efficience allocative par une meilleure combinaison des facteurs de production. Ces dernières résultent des économies d’échelle et des économies de gamme. Il devient ainsi plus profitable de produire ensemble des produits qui présentent des synergies que de les produire séparément. Bref, l’objectif est de parvenir à ce que 1+1>2.

La recherche d’une meilleure efficience, d’une taille critique et d’un pouvoir de marché ainsi que la prochaine convertibilité du dinar sont autant de facteurs qui poussent vers la restructuration du système financier et bancaire dans un pays comme le notre. Les conditions objectives dans notre pays s’y prêtent-elles ?

L’ensemble des synergies résultant des avantages procurés par les F&A et de la complémentarité entre les différents produits et services, notamment au niveau des coûts, est prouvé aujourd’hui par l’ensemble des travaux qui y ont été consacrés ces vingt dernières années. Elles se traduisent en particulier par l’utilisation commune des différents moyens de communication et de distribution. Elles reposent aussi sur l’intégration des différentes équipes et des systèmes informatiques et de la combinaison des différents services et départements. Elles sont enfin conditionnées par la rationalisation des réseaux et des canaux de distribution. Pour la Tunisie, cette démarche, dont l’efficacité est aujourd’hui unanimement admise de par le monde, doit être accompagnée au plan social afin d’atténuer les résistances. Des plans de formation, de mise à niveau et de reconversion des collaborateurs au sein des banques constituent une des conditions préalables.

Les plus grandes banques privées en Tunisie revêtent une structure assez familiale (la BIAT, l’Amen Bank). Ceci ne représenterait-il pas un obstacle pour réaliser des fusions réussies ?

La double question qui demeure en suspens et pour laquelle plusieurs scénarios peuvent être envisagés est celle relative au pôle privé domestique dont la vocation est le financement long et court terme de l’économie et dont le rapprochement bute sur l’hypothèse d’hubris (l’ego du management) et celle de la structure familiale du capital des banques.

L’autre question en suspens est celle du pôle privé étranger dit «Cross Border». Saura-t-il, en tant que «benchmark», s’associer à cette grande entreprise de salut national ? Si oui, à quelles conditions ?

Le système bancaire tunisien est fortement atomisé avec 4 grandes banques gérant 51% des actifs du secteur et détenant chacune une part d’actifs dépassant 10%;  5 banques moyennes accaparant ensemble 34% du total actif du secteur; 11 petites banques partageant les 15% restants du total actif. Comment penser restructuration dans ce cas? Et comment pareil tissu bancaire, autant fragmenté, pourrait-il résister à la globalisation ?

Le paysage bancaire tunisien ne fait pas le poids au plan international. Il est éclaté et non résilient face à des chocs financiers qui transiteraient via un compte de capital libéré. La constellation de petites banques domestiques ne pourra pas servir utilement le besoin de financement croissant de l’économie nationale. On dispose de business model calqués sur des «petites boutiques» face aux conglomérats financiers universels du type «One stop Shop» européens.

Les besoins croissants d’une clientèle corporate tunisienne et maghrébine seront croissants. Le statu quo actuel est contreproductif. Une recomposition du paysage par des regroupements cohérents de métiers aboutissant à des business model au service de l’entreprise tunisienne. Tel doit être le principe qui préside à cette nouvelle architecture bancaire.

Quelle chance pour les banques tunisiennes d’être compétitives à l’échelle tant nationale qu’internationale ? Et pourraient-elles s’imposer dans d’autres régions, telle l’Afrique subsaharienne, face au géant africain «Attijari Wafa» ?

Avant de songer à cette seconde phase des restructurations transfrontalières qu’on devra affronter à un moment ou à un autre, il faut d’abord consolider le paysage domestique et faire émerger des champions nationaux. En Tunisie, ils existent potentiellement et renferment en eux des trésors de compétences et de savoir-faire. Le tout est de les révéler dans le cadre d’un jeu coopératif et de devoir national, arguments auxquels l’actionnariat même privé ne peut pas être insensible dans une optique de croissance nationale de long terme. Les mécanismes du marché n’ont de sens que dans le cadre d’une action de politique économique conforme aux objectifs de croissance nationale.

La fusion STB/BH pourrait-elle constituer un début de solution pour la mise en place d’un héros bancaire national?

Il s’agit là de l’une des meilleures initiatives de l’histoire monétaire contemporaine de la Tunisie. C’est une innovation d’origine publique. Elle aura une vertu pédagogique certaine. Le business model qui en résultera aura du sens puisque, outre le renforcement du capital et du champ d’action da la nouvelle entité, l’initiative vise à ne pas livrer au secteur privé ce que l’Etat sait mieux faire pour le moment. Elle doit être poursuivie et porter sur d’autres entités publiques par «effet d’agglomération».

Est-ce que la création de pôles spécialisés sous la forme de holdings regroupant la BFPME, la SOTUGAR et les SICAR (Baptisé Moubadara) et d’un pôle bancaire tuniso-libyen ainsi que la restructuration de la Tunisian Foreign Bank pourraient apporter des réponses convaincantes aux besoins des nouveaux entrepreneurs, selon vous?

En fait, les F&A bancaires ne doivent pas s’appuyer uniquement sur une approche «mécanique», celles des cabinets internationaux de conseil en M&A (Mergers&Acquisitions) qui est naturellement indispensable. Elle a besoin aussi d’être contextualisé s’agissant de la Tunisie. Il importe de veiller à une certaine cohérence liée à l’histoire des banques tunisiennes et au contexte social. L’approche par pôles ou holding paraît intéressante. C’est celle que les autorités monétaires tunisiennes semblent avoir privilégié avec un pôle bancaire public fort: Tunisie Holding STB, BH et BNA, financement de la PME avec Moubadara Holding et un pôle de financement de long terme de poids avec la Caisse des dépôts et consignation. Cette stratégie de mise en cohérence par «pôle de compétences» mérite d’être poursuivie car elle préfigure des rapprochements économiquement souhaitables pour un meilleur financement de l’économie.