Depuis l’indépendance, l’éducation a été considérée comme une composante essentielle de la construction d’une Tunisie nouvelle où la valorisation des ressources humaines et des compétences a fait partie de l’esprit des réformes. A ce jour, personne ne peut nier que cet objectif a été atteint après plus d’un demi-siècle. Le taux de scolarisation a atteint plus de 80%, le nombre d’étudiants augmente d’année en année, le nombre des diplômés de l’enseignement supérieur aussi au point que ceci a créé une problématique au niveau du marché de l’emploi, incapable de gérer cette masse d’hyper diplômés.
Les mutations qu’a connues ce marché ont fait que certaines spécialités ne sont plus demandées. On s’intéresse plutôt aux profils techniques. L’enseignement supérieur public a essayé de s’adapter à cette donne en introduisant des spécialités techniques et technologiques. Mais ceci n’a pas vraiment aidé à résorber toute cette masse de diplômés qui se comptent par milliers chaque année.
Du coup, un intérêt particulier a été porté à l’enseignement supérieur privé, en tant que solution, entre autres, pour soutenir l’enseignement supérieur public. L’enseignement supérieur privé est né d’une volonté politique, dans le cadre de l’ouverture sur le secteur privé. L’objectif étant de pallier aux besoins du marché de l’emploi et de consolider l’enseignement supérieur public dans sa démarche vers la qualité. C’est dans ce sens qu’Un cadre juridique a été mis en place par la loi n°73 du 25 juillet 2000. Quelques établissements existaient déjà mais qui n’étaient pas officiellement reconnus. La nouvelle loi stipulait alors la régularisation de leur situation et aussi un ensemble d’incitations pour encourager l’investissement dans ce domaine. Ce qui a permis de voir le nombre des établissements privés passer de 7 en 2001 à 41 actuellement.
«A cette époque, il y avait un dialogue entre ces établissements et le ministère de tutelle. Il y avait un accompagnement, une flexibilité et une compréhension des soucis des professionnels du secteur. On faisait la promotion de nos universités à l’intérieur et à l’extérieur du pays», nous confie Abdellatif Khammassi, président de la Chambre syndicale. Ceci semble un passé lointain pour ce professionnel puisque la tendance a changé depuis l’instauration du système LMD en 2005. Un revirement dans les rapports entre les professionnels et les autorités a été opéré se manifestant par l’apparition de divers problèmes administratifs.
Un poids faible du secteur…
Ce qui fait que le poids du secteur reste encore faible, soit 3% de l’effectif global des étudiants. Alors qu’on visait à atteindre 50 mille étudiants inscrits dans le privé en 2010, ils ne sont actuellement que 15 mille. Dans une étude réalisée par l’Agence française de développement (AFD) en avril 2010, on parlait de marginalisation du privé en Tunisie. «En Tunisie, l’université privée est une composante marginale du système universitaire national. Même dans une perspective de développement soutenu, l’université privée ne s’inscrira pas dans une logique de substitution à l’enseignement public (contrairement aux pays du Moyen-Orient où les universités privées captent de 30 à 50% des étudiants). Trois facteurs ont entravé son développement: l’attachement de l’Etat à l’enseignement public -considéré comme un fondement du modèle tunisien de développement-, un couple réglementation/régulation peu incitatif -traduisant la méfiance du ministère de l’Enseignement supérieur et des forces syndicales (…)- et la perception négative de l’université privée, dont l’expérience récente reste associée à une qualité médiocre et vécue comme alternative à une situation d’échec dans l’université publique», conclut l’étude.
Parmi les difficultés vécues par le secteur, les professionnels évoquent la réticence de l’administration à octroyer les agréments des filières à enseigner dans le privé. Et dans les meilleurs cas, l’autorisation arrive trop tard pour que l’établissement entreprenne sa programmation pour l’année universitaire en cours. «Nous avons déposé notre demande pour l’introduction d’un cycle de mastère dans les délais, soit en février 2010. La réponse ne nous est parvenue qu’au mois d’octobre 2010. Il était trop tard pour nous, puisque ceci coïncide avec la rentrée universitaire. Ce qui fait que nous avons perdu une année», lance Ridha Ferchiou, directeur de l’Université Tunis-Dauphine.
D’autre part, des avantages fiscaux, financiers et sociaux, institués par la loi N°82 du 24 juillet 2001, n’ont pas été jusque-là débloqués. On citera la prise en charge de l’Etat de 25% des salaires des enseignants permanents à recruter dans le privé, la prise en charge de la cotisation patronale, la subvention d’investissement de 25% du coût du projet, etc.
La publication de la loi n°2008-59 du 4 août 2008, révisant la loi de juillet 2000, a renforcé les tensions entre l’administration et les professionnels du secteur, surtout qu’elle a été instituée sans faire participer la profession dans son élaboration. Elle stipule l’augmentation du capital social de 150 mille dinars à 2 millions de dinars, le changement des appellations des établissements d’enseignement supérieur privé: faculté, école ou institut au lieu d’université. Il s’agit également de réduire les choix des disciplines à dispenser et l’obtention d’un agrément unique par promoteur, soit un seul établissement et sans filiales à l’échelle du pays. Des dispositions que les professionnels considèrent comme abusives et imposées par l’autorité de tutelle, bloquant ainsi toute croissance du secteur.
Un problème d’écoute…
«Il y a une incompréhension totale dans le traitement des relations entre les établissements de l’enseignement supérieur privé et les autorités de tutelle qui aboutit à un état de rupture du dialogue et du contact», s’indigne Mohamed Damak, directeur de l’Université TIME. «Les règles de conduite et de comportement ne reposent pas sur des valeurs de confiance, de flexibilité et de souplesse, positivant cette relation entre l’autorité de tutelle et le secteur», précise-t-il.
Les professionnels estiment que le refus de l’administration à les écouter et à gérer leurs difficultés montre un problème de confiance quant à la capacité de l’enseignement supérieur privé à accomplir cet objectif. M. Ferchiou affirme qu’il est grand temps que la position de méfiance de l’administration vis-à-vis du secteur privé change. «Il s’agit d’une relation de partenariat entre des professionnels qui partagent les mêmes valeurs et la même déontologie. L’administration a le droit de s’assurer que l’établissement réponde à cette exigence, de l’origine des capitaux et de la sécurité des futurs étudiants. Tout le reste doit être étudié au cas par cas. Le seul juge devrait être le marché; et ce compte tenu du fait que le secteur de l’enseignement privé forme, principalement, pour le monde des entreprises privées. Laissons donc le marché sanctionner les fruits de cet enseignement privé. A l’international, on remarque que l’enseignement supérieur privé prend un élan considérable. En Belgique, par exemple, il y a des institutions qui sont habilitées à des doctorats d’Etat», ajoute-t-il. D’ailleurs, le rôle de l’administration est aussi controversé. «L’autorité de tutelle est appelée à réglementer, contrôler et conseiller le choix des demandes d’autorisation des filières et non pas les administrer», signale M. Damak.
Une autre difficulté consiste en le recrutement d’enseignants permanents. Les professionnels affirment que l’administration leur reproche de faire appel aux enseignants exerçant dans le public. D’ailleurs, ceux-là sont autorisés difficilement et d’une manière restrictive à enseigner dans le privé, alors que les professionnels estiment que le public devrait les soutenir, en bénéficiant des compétences reconnues, en attendant de former leurs propres enseignants. D’autant plus que la loi instituant les avantages sociaux et financiers, cités plus haut, n’a pas prévu la gestion de carrière (passage de grades) des enseignants dans le secteur privé, ce qui entrave le recrutement d’enseignants permanents. Ajoutons à cela qu’il n’est pas possible, au début, de trouver des enseignants qui veulent faire carrière dans le privé. Les doctorants restent encore réticents à exercer dans le privé et se dirigent généralement vers le public.
Stimuler le partenariat public privé…
Des préoccupations que les professionnels ont essayé de mettre à la connaissance de l’administration. Mais il semble que leurs tentatives pour relancer le dialogue n’aient rien apporté jusqu’à présent. «Nous ne demandons que l’écoute, car tous ces problèmes ne peuvent être résolus que dans le cadre d’un dialogue continu et franc entre le ministère de tutelle et les professionnels du secteur», observe M. Khammassi.
Pour un pays qui consacre une grande partie de son PIB à l’éducation, M. Ferchiou indique qu’il est important de permettre la diversification des sources de financement pour alléger la charge sur le secteur public, d’atténuer la masse d’étudiants, d’encourager l’émulation et la concurrence positive avec le public par des échanges et des partenariats scientifiques. Les professionnels soulignent que leur objectif n’est pas commercial, il est plutôt noble, ce qui leur impose un investissement permanent. D’ailleurs, on remarque que plusieurs universités privées se sont associées à des universités étrangères. Ce qui a l’avantage, selon eux, d’attirer des étudiants étrangers et davantage les étudiants tunisiens qui n’ont plus besoin d’immigrer pour suivre leurs études à l’étranger dans une université de renommée.
On insiste également sur le rôle du ministère de tutelle dans la promotion du secteur par la mise en place d’un système d’évaluation approprié aux spécificités du secteur et au marché de l’emploi. Il s’agit de miser sur un partenariat public/privé. «C’est tout un nouvel état d’esprit qu’il faut instaurer», lance M. Ferchiou.
Les professionnels appellent à l’intégration du privé dans le système d’orientation nationale. M. Damak propose aussi d’instituer un Conseil national de l’enseignement supérieur privé (association professionnelle à caractère indépendant), qui sera chargé de l’encadrement des dirigeants des établissements privés et sera composé de représentants élus du secteur d’appartenance. «Cette proposition est justifiée par le fait que l’enseignement supérieur privé exerce un métier à caractère public et de nature sociale», explique-t-il.
L’enseignement supérieur privé devrait être perçu comme un enseignement qui promeut la qualité et qui prépare pour le marché de l’emploi. Plusieurs universités privées sont en contact direct avec les entreprises. Ce qui facilite encore plus l’employabilité des jeunes, d’autant plus que les entreprises sont de plus en plus à la recherche de profils pointus et un savoir-faire international. De quoi faire de l’enseignement supérieur privé une composante essentielle du système éducatif en Tunisie.