Inutile de revenir sur tout ce qui s’est passé. Tout le monde est au courant de
tout. Mais maintenant, dans quelque direction que doivent ou puissent évoluer
les choses, ceci est incontestable: une page vient d’être tournée grâce à la
volonté du peuple. Pourtant, le risque de voir persister certains réflexes, ou
une certaine mentalité, n’est pas à exclure. Alors que tout au long de l’ancien
régime (1956-1987), les Tunisiens avaient une affection sans bornes pour la
personne du leader Bourguiba, due essentiellement à sa qualité de bâtisseur de
la Tunisie indépendante, et qui avait donc régulièrement empêché toute velléité
de soulèvement (s’il en était besoin), le nouveau régime (nov.1987- Jan.2011)
était marqué, pour ne citer que quelques dépassements, par la corruption, le
népotisme, le despotisme et, leur corollaire naturel, le bâillonnement de la
presse, ce qui, en définitive, a amené miraculeusement l’ancien chef d’Etat
jusqu’à fuir carrément le pays.
Les différents visages de la corruption en Tunisie ont, lors du week-end
dernier, été mis à nu publiquement, d’abord sur les plateaux des chaînes de
télévision, puis par les manifestants eux-mêmes dans la rue. Et comme l’a dit
Zyed Krichène sur le plateau de Tunis 7, il ne s’agit pas aujourd’hui
d’insulter, de fustiger, de juger ou d’exiger la condamnation des uns et des
autres pour se venger. Ce qui est fait est fait, mais que cela ne veuille pas
dire, non plus, excuser et pardonner; cela voudrait dire: tirer les
enseignements et ne plus permettre la récidive à qui que ce soit. Surtout qu’on
sait maintenant qu’on ne saura plus badiner avec la classe moyenne avérée
redoutable au besoin.
Comme tout le monde le sait, le despotisme du régime déchu avait, 23 ans durant,
engendré la peur. La peur de s’exprimer et la peur de dénoncer car, au fond,
s’opérait en même temps la peur de tout perdre. Tout un chacun acceptait bon gré
mal gré son ravalement pour éviter le pire.
Or, la peur n’a pas fait que des malheureux, des gens soumis ou, à tout le
moins, résignés. Beaucoup en ont tiré profit en jouant, tête et profil bas, les
thuriféraires, les flagorneurs, les lèche-bottes, les applaudisseurs, allant,
sans vergogne, sans l’ombre d’une dignité, jusqu’à faire le baisemain (au
propre!) aux hauts responsables du pays. En contrepartie, ils se sont vu offrir
des postes qu’ils ne méritaient point et bien des avantages indus.
A tous ces frotte-manches qui, jusqu’à naguère, espéraient encore une promotion
sociale contre une petite génuflexion et un baisemain vil et abject, nous
voudrions présenter nos sincères condoléances: révolue est cette ère!
Irrémédiablement. Seuls, désormais, seront reconnus la compétence, le travail et
l’effort personnel.
Mais vous allez voir: ceux-là mêmes qui, hier encore, rivalisaient d’éloges pour
la personne du président sortant (par la petite porte), vont tourner la veste et
se remettre à leur travail qui consistera encore (et toujours) à caresser au
sens du poil le nouveau chef d’Etat. Mais quoi qu’ils fassent, les futurs
gouvernement et président de la République ne seront pas dupes: ils connaissent
déjà par cœur la chanson des courtisans en quête de promotions illicites et
n’avaleront plus la pilule.
Sinon?… Eh bien, sinon, le sacrifice par le feu de Bouazizi et le sang des
soixante autres iraient à vau-l’eau.