Depuis plusieurs jours déjà, l’ambiance générale à Sidi Bouzid est marquée par un sentiment évident sur tous les visages, celui d’avoir été à l’origine de la grande Révolution ayant fini par renverser l’ancien régime. Sur le grand Boulevard Habib Bourguiba, devenu Mohamed Bouâzizi dont la photo trône bien haut à quelques mètres du siège du gouvernorat, les cafés ne désemplissent pas où les consommateurs ruminent leur sujet de prédilection: cet incroyable sacrifice par le feu qu’avait bravé Bouâzizi un certain 17 décembre 2010 et qui, contre toute attente, avait embrasé au fil des jours tout le pays jusqu’à précipiter le départ du dictateur cynique et des siens.
Ce sentiment de fierté est d’autant mieux ressenti et affiché que la majorité écrasante des habitants vit à un seuil à l’orée de la pauvreté, voire, pour certains, du paupérisme. Ce constat ne saurait être fait tant qu’on est sur le grand Boulevard. Le premier contact avec la ville n’est point choquant: cafés avec terrasses bondées à longueur de journée, petits et moyes restaurants, commerces divers, bureaux de l’Administration (STEG, SONEDE, Caisses de retraite, etc.). Non, le centre ville n’a rien de rébarbatif, il arbore une mine plutôt similaire à celles de nombreuses villes tunisiennes. Mais c’est en progressant dans les artères nord et ouest de la ville que la face réelle de Sidi Bouzid se décline pour dire toute l’austérité et la dèche d’un monde dur, dur, dur! Un exemple entre mille: à Lassouada, à 7 km de…piste plus haut de la ville, ce faubourg assez vaste mais coïncé entre les montagnes, offre au visiteur étranger le spectacle le plus noir de la misère. Des familles entières, sans eau potable, vivent avec moins de…cinq dinars par jour! Des citoyens qui en sont arrivés certains jours à se contenter des eaux de la pluie pour étancher leur soif et se laver. Des familles entières, réunissant trois générations, dorment tête-bêche dans une seule et unique pièce jouxtant les toilettes! Et pendant ce temps-là, le petit Délégué régional, qui ne fait jamais rien pour ses concitoyens, pas même une réponse gentille à leurs doléances, dispose, en plus de son poste, de trois tracteurs pour cultiver sa terre.
Le spectacle de ces taudis et de ces familles n’est pas seulement déchirant: un abîme qui brise le cœur, le fend et le fond! Des familles qui, la nuit, sont terrorisées en continu par la présence du…loup qui vient creuser le sol en quête, lui aussi, de quoi mettre sous les crocs. Dure! Dure est la vie à Sidi Bouzid! Des enfants qui, les jours de pluie, ne peuvent rejoindre l’école primaire si le transport rural en vient à manquer. Des jeunes, avec ou sans diplôme, sont en chômage et ne savent plus à quel saint se vouer puisque toutes les portes leur sont fermées au nez. L’immolation par le feu de Mohamed Bouâzizi a résumé en un acte de grand désespoir ce ras-le-bol général et meurtrissant.
Et voilà que l’indemnisation des familles des victimes tombées lors de la grande Révolution a ouvert la porte à toutes sortes de revendications. Depuis cinq jours, le siège du Gouvernorat est investi, assailli plutôt, par plus d’un millier de personnes (hommes, femmes, jeunes) réclamant à cor et à cri des aides, de l’argent, sous le regard excédé et débordé des militaires qui, hier mardi, ont dû tirer des balles en l’air dans une tentative d’amener les manifestants à évacuer la place du Gouvernorat.
Puis, vers midi, une petite manifestation pacifique de jeunes (filles et garçons) brandissant des banderoles aux cris de: «Où est l’emploi promis? Et que faire pour notre dignité?».
Nous y reviendrons.