Appelée «Unité nationale» ou encore «politique du consensus», la démarche qui a consisté, depuis l’indépendance, à inféoder la société civile au parti unique a fait son temps. Le parti unique connaît lui-même une situation de déliquescence.
L’«Unité nationale»: au-delà d’un slogan, ce leitmotiv a été depuis l’indépendance un ferment de la politique de l’Etat. Clément Henry Moore*, ancien professeur à l’Université du Texas, soutient dans un article publié en 1967 que cette «Unité nationale était, dans l’esprit du premier président de la République, Habib Bourguiba, un indispensable pour que l’Etat puisse se consacrer à l’œuvre de modernisation du pays».
L’«Unité nationale» s’exprimait, aux yeux de Bourguiba, par la présence d’un parti unique fort qui se devait de fédérer au tour de lui des organisations –dites nationales- mobilisant les principales forces du pays: les travailleurs, les patrons, les agriculteurs, les femmes,… soit l’UGTT (Union générales tunisienne du travail), l’UTICA (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat), l’UTAP (Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche)…
Un édifice qui pouvait assurer sa «pérennité» en taisant toute voix discordante. Pour assurer, précisément, cette «pérennité», le régime avait utilisé nombre, pour ainsi dire, de «garde-fous». Comme le fait d’«élire» à la tête de ces organisations des responsables largement acquis au parti unique. Des responsables souvent nommés à la tête du Comité central voire du Bureau politique du parti unique.
Cela dit, le concept de l’«Unité nationale» n’a qu’en apparence abandonné par l’ex-président Ben Ali en arrivant au pouvoir, le 7 novembre 1987. Car, comme le dit si bien le proverbe: «Chasser le naturel, il revient au galop!». Il a été vite remplacé par un autre crédo, celui de «la politique du consensus»; crédo dont l’ancien régime s’est toujours gargarisé.
Les mots ont, certes, changé, mais la démarche politique est restée la même: assurer au parti unique un rôle fédérateur pour toutes les organisations de la société. Outre les organisations nationales, l’heure était également venue d’assurer la domestication des partis politiques et des associations.
Et seules celles qui acceptaient de jouer le rôle de «satellite» du parti au pouvoir bénéficiaient d’une sollicitude tant au niveau du soutien matériel qu’à celui de la couverture médiatique. Laquelle couverture était assurée –force était de le constater- non seulement par les médias officiels mais aussi par un ensemble d’organes de presse, assez du reste nombreux, inféodés et largement fidèles aux grands choix politiques annoncés.
Tous les spécialistes des sciences politiques et les analystes de la vie publique savent que ce système était largement verrouillé: il ne favorisait aucun écart. Ainsi, et jusqu’à l’arsenal réglementaire mis en place, tout devait priver les organisations et les organes de presse «récalcitrants» de la moindre manne introduite pourtant, a-t-on longtemps prétendu, pour favoriser «le multipartisme et la pluralité des opinions».
Reste que cette construction ne peut plus tenir. L’UGTT, qui a marqué depuis des années, son souci d’indépendance, notamment à l’occasion de la constitution de la Chambre des Conseillers, fruit du «referendum de 2002», et même bien avant, l’UTICA, l’UTAP, pour ne citer que ces dernières qui ont changé de direction, veulent enterrer les pratiques du passé. Idem pour les partis politiques et même les associations qui marchaient sur les pas du parti unique. Celles-ci nettoient maintenant devant leur porte.
Cela d’autant plus, deux fissures de taille sont apparues ces derniers jours. D’abord, la situation de déliquescence dans laquelle se trouve le parti qui était au pouvoir, le RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), héritier du PSD (Parti socialiste destourien) de Bourguiba; parti du reste suspendu depuis dimanche, 6 février dernier. Celle, ensuite, de la pluralité des organisations censées représenter une même composante de la société.
Inaugurée par la naissance –récente- de la CGTT (Confédération générale tunisienne du travail), la pluralité des expressions sectorielles est, assure-t-on, bien partie. Une multiplicité qui n’aura pas que des répercussions politiques!
* Clément Henry Moore, «La Tunisie après Bourguiba ? Libéralisation ou décadence politique?» in Revue française de science politique, N° 4, volume 17, 1967, pp. 645-667.