Autant de morts et de blessés, autant de veuves et d’orphelins, autant de
sacrifices et de souffrance pour faire quoi? Pour chasser le tyran et donner le
droit de parole à chaque citoyen! Certes, mais pour dire quoi exactement?! Pour
que chacun de nous raconte sa propre misère, pour qu’on se livre à une thérapie
de groupe ou que chaque bourgade dénombre ses cas sociaux et chaque corporation
énumère ses injustices! C’est pour cela que nos martyrs se sont donnés à la
mort! Pour que chacun de nous se penche sur sa petite personne et oublie la
Tunisie dont nous avons tous rêvé.
Le tyran est parti mais espérons pas notre solidarité! Nous avons scandé haut et
fort et d’une seule voix que nous faisons don de notre sang et notre âme pour la
Tunisie, pour qu’elle soit libre, belle et prospère. Comment peut-on oublier
tout cela si vite et laisser la place à notre égoïsme. Comment peut-on troquer
notre abnégation et notre sacrifice pour hurler chacun dans son coin sa
souffrance et son injustice.
Chaque jour a son nouveau lot de revendications, il y en a pour tous les goûts
et toutes les couleurs; ça va du plus sérieux à plus anecdotique: de la
titularisation des ouvriers au changement des directeurs généraux en passant par
l’octroi de places de parkings et le repos le samedi. C’est la ruée vers l’or …
Chacun s’organise comme il peut. Il faut faire vite et bien car il n’y en aura
pas pour tout le monde! Mais est-ce bien raisonnable? Est-ce bien raisonnable de
penser un seul instant que notre pays serait capable de supporter un aussi long
blocage et un aussi lourd fardeau … Nous avons crié à la supercherie quand
l’ancien président dictateur nous a promis monts et merveilles, comment
pouvons-nous admettre aujourd’hui qu’un gouvernement de transition aussi
compétent soit-il serait capable en un temps record de créer des emplois par
dizaine de milliers, d’attribuer des allocations chômage qui coûteraient des
milliards de dinars, de développer des régions tombées dans les oubliettes
pendant des années et d’augmenter à coup de centaines de dinars des salaires?
Rien que cela, alors que les investissements sont suspendus, le tourisme
totalement anéanti et les usines ne fonctionnant qu’à moitié de leur capacité.
Est-ce bien raisonnable? Est-ce un aveuglement généralisé suite à une overdose
d’égoïsme ou le degré zéro de la responsabilité? Si la transparence et l’arrêt
de corruption peuvent améliorer le climat des affaires et arrêter le pillage des
ressources, en aucun cas cela ne serait suffisant pour faire face à la
surenchère des demandes.
Est-ce le propre de la révolution de déboucher sur un torrent de démagogie qui
emporte avec lui toute intelligence et tout sens des responsabilités?! Est-ce le
propre de la révolution d’oublier ses martyrs et de tourner le dos à ses
idéaux?! Est-ce le propre de la révolution de faire table rase du discours
patriotique fait de dévouement et de sacrifices et transformer le lieu public en
un défilé de revendications au nom d’une certaine compréhension de la justice
sociale? Une compréhension qui nous donnerait le droit d’applaudir les salariés
qui chassent leur patron, une définition qui nous permettrait d’accuser à tort
et à travers l’ensemble d’actionnaires et d’administrateurs de corruption et
d’affiliation à l’ancien régime, une interprétation de la justice sociale qui
rendrait la richesse synonyme de complaisance avec la tyrannie et d’exploitation
des honnêtes et pauvres gens.
C’est une vague de populisme qui est en train de nous engloutir pour laisser
place à la haine et à la vengeance où tout un chacun déballe ce qu’il a sur le
cœur et accuse avec ou sans preuve n’importe quel responsable ou n’importe quel
ancien collègue en toute impunité. Est-ce la société de droit dont nous avons
rêvé qui nous permettrait aujourd’hui de balancer en pâture les noms de
personnes à la télé et sur les ondes de la radio alors qu’aucun tribunal n’a
prononcé le moindre jugement sur des cas de corruption ou de mauvaises gestions.
Un lynchage public orchestré par des justiciers d’un nouveau genre qui
n’hésitent pas à s’ériger en défenseurs des opprimés, des animateurs de plateaux
télés qui se disent proches du peuple et de sa souffrance et qui lui doivent
justice et vengeance.
Toujours avec la même verve d’antan où on souffle sur la braise, où on caresse
dans le sens du poil et où on s’achète une fausse liberté de ton qui ne fait
qu’accompagner le mouvement d’ensemble.
On nous dit que l’exercice de la liberté est difficile et que le peuple a besoin
de s’exprimer après autant d’années d’oppression et de dictature… certes mais
cette liberté d’expression ne doit en aucun cas se faire au détriment de la
justice et de l’ordre seuls garants de la cohésion et de la paix sociales dans
notre pays… Car je ne vois pas au nom de quelle liberté nous devons accepter
qu’une centaine de manifestants délogent un gouverneur ou tournent au ridicule
un ministre ou se font justice dans un commissariat de police… Apprenons la
dignité de ceux qui ont fait don de leur corps à ce pays et à ce peuple, soyons
à la hauteur de nos responsabilités soyons à la hauteur de nos sacrifices!