«La faute n’en est pas à nos étoiles; elle en est à nous-mêmes», disait Shakespeare. Si le système économique et politique du pays est arrivé à un tel état de dégradation, c’est que nous y avons tous participé d’une manière ou d’une autre, et à différents degrés. Par notre peur, par notre silence, par notre passivité et très souvent par notre indifférence.
Résultat, le système économique et administratif du pays est gangrené par les pratiques et les réflexes de malversations et de corruption. La tâche de la Commission nationale d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation, n’en sera que plus ardue.
Entretien avec Abdelfattah Amor, président de la Commission.
WMC: Votre Commission a une très lourde responsabilité à assumer dans le sens où presque tout le tissu entrepreneurial tunisien a été touché par le virus «Ben Ali et Cie». Comment pouvons-nous sauver «les meubles» en sanctionnant les contrevenants et préservant notre tissu entrepreneurial ?
Abdelfattah Amor: S’agissant des rapports que les uns et les autres avaient avec le Palais, la quasi totalité du peuple tunisien, quelle que soit ses responsabilités ou ses qualités, avait des relations avec la présidence dans les domaines économique, politique, social, et dans le domaine des demandes de faveurs. Que ce soit dit clairement au peuple tunisien et que l’on ne se donne pas aujourd’hui une virginité absolue.
Le président de la République intervenait partout, dans le détail et sur tout, et il intervenait dans le domaine économique. Il favorisait les membres de sa famille ainsi que ses amis. Parmi eux figure un grand nombre d’entrepreneurs économiques. A ce propos, il est fondamental de faire la distinction entre les personnes auteures de malversations et de corruption et les entreprises qu’elles dirigent ou dont elles sont les propriétaires. L’acte de malversation ou de corruption ne doit pas être imputé à l’entité économique mais à la personne qui l’a commis. Dès lors, j’estime que nous avons pour tâche de lutter contre les malversations et la corruption tout en préservant le fonctionnement du système économique et en préservant le tissu entrepreneurial qui doit non seulement être maintenu et protégé mais qui doivent pouvoir se développer. L’intérêt économique du pays l’exige; l’intérêt de la politique de l’emploi l’exige également.
Il est fondamental que les entreprises soient préservées, que notre système économique, aujourd’hui menacé d’effondrement, relève la tête un peu. La situation est très grave, et j’ai beaucoup d’interrogations au sujet des prochains mois tant sur le plan économique que sur le plan social.
Quelle était la relation du Palais avec les investisseurs étrangers?
Il y a des interrogations fondamentales qui se posent par rapport à certains projets réalisés ou non. Sur les conditions imposées à certains entrepreneurs étrangers qui avaient apporté leurs devises et compte tenu d’une certaine situation se sont retirés. Depuis le 14 janvier, il y a une certaine reprise d’espoirs. J’ai discuté avec un certain nombre d’investisseurs et d’entrepreneurs tunisiens. Ils ont de nouveau confiance et manifestent de l’intérêt pour réinvestir et s’implanter de nouveau en Tunisie. Mais encore faut-il que la situation se calme et que l’on comprenne que les périodes transitoires sont difficiles mais qu’il faut que la raison prévale en toute circonstance.
Nous n’avons pas à nous mettre les doigts dans les yeux. Notre système économique est aujourd’hui menacé, espérons que nous arriverons à préserver et développer l’emploi, mais il faut que tout le monde soit conscient de la dérive économique qui risque de se produire et à la déliquescence de l’Etat à laquelle nous assistons aujourd’hui.
Beaucoup de questions se sont posées après la diffusion des images à propos de ce que vous avez trouvé au Palais de l’ancien président à Sidi Bou Saïd. Il y en a qui sont allés jusqu’à juger illégale la procédure de constat et interrogent sur la manière dont vous avez eu les codes d’ouverture des coffres…?
Aujourd’hui Dieu merci, tout le monde est juriste. D’abord, en ce qui concerne l’information diffusée sur la télévision nationale, je tiens à préciser à tout le monde que je travaille dans la transparence, que je présente des faits et que je n’ai rien à cacher et je continue à le penser. Il est important que les gens soient informés quelle que soit la situation. Ce que nous avons trouvé au Palais de Sidi Bou Saïd, devait être connu par l’ensemble de la population.
En fait, ce qui s’est vraiment passé, c’est que nous avions pris possession de tous les documents existant au Palais de Carthage, nous nous sommes rendu comptes que des éléments des dossiers se trouvaient ailleurs. Il était évident qu’ils ne puissent se trouver que dans la résidence personnelle de l’ancien président. Nous avons été étonnés de découvrir des coffres forts. Lorsque nous en avons fait la découverte, nous avons compris qu’il ne s’agissait pas que de dossiers, de livres ou de documents, nous avons fait appel à des professionnels. Les hommes qui ont fabriqué ces coffres forts, nous les avons ouverts en présence de deux huissiers de justice, des membres de la Commission, d’une forte équipe de la Banque centrale, des cadres et des agents et en présence d’agents de sécurité.
Tout ce que nous faisons est filmé, et donc, lorsque nous avons fait ces retrouvailles, j’ai estimé que je ne pouvais en aucun cas me permettre de le cacher au peuple tunisien. J’ai fait appel à la télévision nationale sans aucune intention d’ignorer les autres. Pour ce qui est du «butin», les représentants de la BCT ont pris en charge l’opération de compter les montants en monnaie nationale et en devises. Les sommes sont consignées aujourd’hui administrativement à la Trésorerie générale.
Pour ce qui est de bijoux, nous avons travaillé pendant des jours et des jours, en présence d’experts bijoutiers et du trésorier général de Tunisie. Les bijoux ont été consignés, mis sous scellé et se trouvent maintenant dans les coffres de la Trésorerie générale.
Et pour ce qui est de la légalité de l’opération en elle-même?
Ce n’est pas «aux vieux singes qu’on apprend à faire la grimace». Je voudrais simplement dire que la Commission n’a jamais voulu être et ne prétend pas être une juridiction. Ce n’est pas notre objectif ni notre boulot, tout le travail revient à la justice. Et en ce qui me concerne, j’ai toujours milité pour son indépendance. Alors ce n’est pas moi qui viendrais aujourd’hui violer la condition justice.
Notre boulot se limite à faire des investigations et à transmettre au parquet qui prendra lui-même les décisions appropriées.
Tout ce que nous avons fait à Sidi Bou Saïd a été consigné par deux et puis par trois huissiers de justice. Les rapports de ces huissiers de justice seront publiés.
Pour revenir à la Commission elle-même, comment s’est fait le choix de ses membres et sur quels critères ils ont été sélectionnés?
C’est moi qui les ai choisis en fonction de trois critères: le premier est l’indépendance politique, le second est l’honnêteté et le troisième la compétence. Et je les ai choisis à la suite d’entretiens approfondis. Evidemment tout choix peut être critiqué de bonne fois lorsqu’à la bonne fois se substitue la vindicte, cela devient illogique. Je refuse d’entrer dans pareilles controverses. On a colporté des rumeurs sur beaucoup de personnes, personne n’y échappe, mais ce sont tout simplement des bobards. D’ailleurs, j’ai tenu à en discuter avec chaque membre de la Commission et rien n’est fondé ou véridique. Que ceux qui soutiennent le contraire et qui disposent d’un seul élément de preuves, se manifestent et le fournissent, mais traiter des personnes de cette manière et les traîner dans la boue est absolument inadmissible.
Il y a des lois qui sanctionnent les diffamateurs, êtes-vous prêt à recourir à la loi pour défendre l’honneur des membres de cette Commission?
En ce qui me concerne, je n’aime pas les polémiques, mais éventuellement, nous serons amenés à intenter un certain nombre d’actions en justice parce que ce qui se dit est absolument invraisemblables, car il s’agit de mensonges purs et durs. Ce sont des ignorants de mauvaise fois qui s’amusent à diffuser des rumeurs dénuées de toute vérité.
Vous-mêmes, n’y avez pas échappé…?
Bien évidemment. On a dit que j’ai présidé une Commission chargée de décerner le Prix du 7 Novembre. J’ai été membre de cette Commission présidée en fait par Monsieur Mohamed Ettalbi. J’ai été sollicité avec beaucoup de gens de qualité et des personnalités importantes. Nous avions à l’époque attribué le Prix du 7 Novembre au regretté Hassouna Ben Ayed et j’en suis fier.
M. Amor est un joker de Ben Ali à l’international en matière de droits de l’homme, ça fait rigoler… J’ai été élu en tant qu’expert par l’ancienne commission des Droits de l’Homme remplacée par le Conseil des Droits de l’Homme. J’ai été chargé de la liberté de religions et de convictions. J’avais présenté 37 rapports à l’Assemblée générale. Mes travaux sont connus par tous et j’en suis fier. Ils m’ont valu le respect de la communauté internationale et beaucoup d’amitiés. Résultat: la Tunisie, qui avait présenté un autre candidat au Comité des Droits de l’Homme, avait essuyé un échec cuisant, mon pays s’est adressé à moi pour mon statut d’indépendant. L’Etat tunisien a présenté ma candidature car les électeurs sont des Etats. A quatre reprises, j’ai occupé la première place malgré une concurrence ardue et à l’échelle internationale. Vous le savez bien, rien n’est facile. La dernière fois, j’ai eu 141 voix sur 163 Etats. Le vote se fait en fonction des personnes, une fois que la personne est élue, elle prête serment et elle peut parler de tous les pays sauf du sien. C’est une règle élémentaire que des prétendus juristes ignorent parfaitement. Mes positions par rapport à la Tunisie sont publiques, enregistrées et accessibles. Mes positions s’inscrivent justement en porte-à-faux, par rapport à ce qui se passait en Tunisie en matière de droits de l’homme.
Que les gens prennent la peine, plutôt que de mentir, de s’informer.
Concernant la mission de la Commission, et même s’il est tout à fait normal dans l’intérêt du droit de tout individu à la préservation de son intégrité physique et sa réputation de ne pas être nommé publiquement, on vous reproche une certaine ambiguïté par rapport à l’évolution des enquêtes concernant les proches de l’ancien président.
Parce que les délibérations de la Commission sont secrètes. Nous avons déjà convoqué 13 anciens ministres et hauts responsables. Croyez-moi, ces auditions étaient particulièrement soutenues. Par conviction et par respect des droits de l’homme, je refuse de donner les noms des personnes, considérées en prime comme des témoins par souci de les protéger et protéger leur intégrité physique et leur réputation. Une fois les faits établis, les dossiers sont transmis à la justice, étant entendu qu’en matière judiciaire, on distingue deux choses: la procédure de poursuite et la procédure d’instruction.
La première n’est pas nécessairement secrète, partout les noms des personnes fournis à la justice sont publics. Par contre, l’instruction est secrète. Une fois les faits sont prouvés, on transmet à la justice et les noms des personnes inculpées sont divulgués par la justice et non par nous en tant que Commission. Si j’ai cité Ali Seriati lors de la récente conférence presse, c’est bien parce qu’il est déjà arrêté.
Il faut être patient et garder son sang froid. Nous travaillons dans des conditions pénibles, il y a de l’incompréhension mais surtout de la mauvaise foi et une instrumentalisation notoire à des fins politiciennes. On veut accéder au statut de leader politique en flagellant la Commission. Beaucoup de personnes veulent, par tous les moyens, faire obstacle au travail de la Commission parce qu’ils ont précisément des choses à se reprocher. Et ce n’est pas cela qui m’intimidera. J’ai l’impression qu’il y a tout un système cohérent où les éléments ne sont pas nécessairement très interdépendants qui tentent de déstabiliser cette commission et d’en faire une commission de règlements de comptes politiques ou de vindicte personnelle. Je ne suis ni l’homme des règlements politiques ni des vindictes. Je ne pars d’aucun présupposé. Tout le monde sera traité de manière objective sans parti pris et sans complaisance.
Pour éviter que toutes ces opérations de malversation et de corruption soient refaites dans l’avenir, avez-vous pensé à mettre au point un mécanisme de prévention et de garde-fous?
Les commissions de lutte contre la corruption et les malversations ne sont pas une spécialité tunisienne. Elles ont été mises en place par de nombreux pays. Pour ce qui nous concerne, nous avons une double mission, d’un côté, réaliser des investigations en vue de délivrer les dossiers à la justice, faire des investigations pour démonter tout le système de corruption et de malversations qui a avait été progressivement mis sur pied. Ce Système a gangrené les institutions de l’Etat. Il a touché des secteurs entiers et des pans de la population, il a banalisé la corruption à tel point qu’un grand nombre de personnes trouvent qu’il est très normal de recourir à des pratiques peu recommandables pour résoudre certains problèmes. Enormément de gens avaient joué à ce jeu là, et ces pratiques se sont incrustées dans leur quotidien et leur esprit.
Changer cet état de chose ne sera pas facile.
Il s’agit de concevoir, compte tenu de la convention des Nations Unies sur la lutte contre la corruption, de mettre en place un système de prévention fondé sur des mécanismes efficaces sur des procédures très rigides et très précises. C’est impératif pour faire obstacle à toute sorte de corruption.
Réussirons-nous? Je l’espère. Mais tous les Etats, y compris les plus démocratiques, vivent des situations de celle que nous vivons, même si la nôtre est d’une ampleur époustouflante.
Et la dimension citoyenne et la responsabilité collective dans tout cela?
C’est tout le problème de la responsabilité collective. Nous pouvons subir mais nous pouvons aussi réagir. Je ne voudrais pas prendre l’exemple de la Tunisie, car il est des cas de changement de vestes et de changement d’attitudes qui en arrivent à l’indécence et même à l’insolence. Prenons plutôt de l’Allemagne de l’Est, heureusement qu’il y a eu la chute du Mur de Berlin. Ce qu’on a trouvé dans les archives de la STASI est inimaginable. Si tous les gens cités devaient être interrogés, certainement les ¾ du peuple de l’Allemagne de l’Est seraient en prison.
Des femmes qui dénoncent leurs maris, des enfants qui dénoncent leurs parents, des voisins espions, et puis en apparence, le peuple ne faisait qu’applaudir. Je ne parlerais pas du suffrage universel qui a fait élire Hitler. Si l’on devait juger les Allemands qui avaient soutenu Hitler, je ne sais pas ce que nous aurions vécu.
Donc un peu de décence ne ferait pas de mal…