Tunisie : Allons-nous vers une deuxième Révolution?

C’est affligeant –et inadmissible!– ce qui est arrivé le week-end dernier
(vendredi et samedi) à Tunis et particulièrement sur l’Avenue Habib Bourguiba.
Des visages ensanglantés, des visages boursouflés et comme éplorés pour avoir
reçu à la face bien des bombes lacrymogènes et des balles blanches, certes, mais
assez efficaces pour endommager les figures. Le communiqué du ministère de
l’Intérieur a parlé de nombreux blessés et de trois morts. Raison: une
manifestation –mais du jamais vu!– que la police et même l’armée ont décidé de
mater à tout prix. C’étaient au moins six cents personnes, mais, si les chiffres
nous échappent, on peut dire que cette Avenue était noire –noire!– de monde.
Objectif: appel au limogeage de Mohamed Ghannouchi et de sa clique, de même que
la dissolution du Parlement.

Ce que le monde entier semble à peine avoir compris, c’est que les Tunisiens,
jusqu’à naguère réputés être résignés et dociles, ont fait, à la barbe du monde
entier, leur Révolution et ont gagné le pari de mettre à la porte le dictateur
qui les a asservis 23 ans durant. Cette révolution, comme toutes les révolutions
qu’a connues l’Histoire de l’humanité, a cher été payée: de Mohamed Bouâzizi
jusqu’à aujourd’hui, il y a eu, paraît-il, plus de trois cents morts. Or, nous
ne sommes que onze millions d’habitants. Cela veut dire que chaque tête qui
tombe sous les balles nous effraie, nous blesse, nous fait du mal. Quelle
famille souhaiterait vraiment perdre un père, un enfant, un frère, une sœur…? Et
malgré tout, sachant le prix d’une révolution, les Tunisiens n’ont pas reculé.
Frondeurs –pour une fois!–, ils ont nargué, bravé le pouvoir et l’ont balayé.
C’est la toute première fois de leur Histoire qu’ils ont accompli une telle
prouesse. Sauf qu’aujourd’hui, ils ont comme l’impression que le sang de leurs
martyrs a comme été jeté dans un lavabo ou dans un égout. Ils ne voient rien
venir, ils ne voient pas le changement réel pour lequel ils ont sacrifié
certains des leurs. Pis: ils ont l’impression qu’on cherche à se venger d’eux
pour avoir poussé l’ex-dictateur à la fuite. Autrement dit, ils ont peur de
devoir composer avec de nouveaux dictateurs cyniques après s’être débarrassés du
dernier en date.

Et c’est ça le mobile de la manifestation du week-end dernier: les Tunisiens ne
sont pas prêts à trahir leur propre Révolution. Ils l’ont payée trop cher et ils
crient sur tous les toits leur intention de continuer à payer tant que rien,
depuis maintenant 43 jours très exactement, n’est venu changer quoi que ce soit
dans le paysage politique du pays. Yyadh Ben Achour disait à juste titre que
seule une solution rapide calmerait les nerfs. Mais il se trouve que les choses
traînent en longueur, cependant que les mêmes têtes –Ghannouchi, Mbazaâ–… sont
encore là. D’ailleurs, beaucoup pensent que certains symboles du RCD sont encore
là, eux aussi. Est-ce vrai? Est-ce faux? Une seule chose est sûre: les Tunisiens
n’ont plus confiance en ce gouvernement provisoire, et encore moins en
Ghannouchi.

Il faudrait peut-être rappeler que M. Ghannouchi, le soir même du 14 janvier, a
commis une erreur indigeste de la part d’un Premier ministre; entouré, ce
soir-là, de M. Mbazaâ et de M. Kallel, il a déclaré textuellement: «En vertu de
l’article 56 de la Constitution, j’assume désormais les charges de président de
la République». Face à la vague de contestations menées tambour battant la
matinée du 15 janvier par maints juristes, avocats et intellectuels de tous
bords, M. Ghannouchi s’est vu désavouer par le président du Conseil
constitutionnel qui a rectifié le tir en déclarant qu’«en vertu de l’article 57,
c’est plutôt le président du Parlement, M. Mbazaâ, qui assumerait les mêmes
fonctions à titre provisoire».

Il était nécessaire de rappeler cela pour faire remarquer que: 1) les Tunisiens
ne sont pas dupes et il ne sert à rien de chercher à les blouser de quelque
manière que ce soit; 2) cette erreur de M. Ghannouchi n’était pas considérée
comme une erreur, mais comme une tentative, pas innocente du tout, de poursuivre
malgré tout la politique malsaine du dictateur; 3) probablement, le Premier
ministre est resté quelque part fidèle au dictateur. D’où une méfiance générale
exacerbée jour après jour.

Maintenant, pour rendre à César ce qui lui appartient, on va voir l’autre côté
de M. Ghannouchi: homme respectable et intègre, il n’a point profité des biens
de la République comme l’ont fait les Ben Ali et compagnie. C’est certain et
cela a même été vérifié. Soit. Mais il se trouve qu’aujourd’hui le peuple n’en
veut plus. C’est très bizarre: quand quelqu’un vous dit ‘‘Je ne vous aime
plus’’, quel plaisir y a-t-il à rester, à s’accrocher? Il se peut que M.
Ghannouchi veuille aujourd’hui faire disparaître des esprits l’image de
quelqu’un ayant servi sous les commandes d’un dictateur en réparant certaines
choses. C’est possible. Sauf que le peuple ne veut plus rien d’autre que son
départ et celui de toute la classe dirigeante actuelle.

Par conséquent, nous avons une prière: «Monsieur Ghannouchi, nous avons beaucoup
d’estime pour vous. Mais de grâce, n’obligez pas le peuple à retourner contre
vous ce fameux ‘‘Dégage’’ devenu une marque déposée des Tunisiens. SVP, soyez
digne et partez dans la dignité! Accepteriez-vous de voir le sang de l’un des
vôtres couler par terre? Alors, comment accepteriez-vous que le sang des
Tunisiens continue à se répandre sur le sol?». Nous avons vu le désastre libyen
causé par le ‘‘J’y suis j’y reste’’ têtu et borné de Kaddafi; nous ne voudrions
pas d’un deuxième désastre tunisien.

Et le ministère de l’Intérieur de faire un deuxième communiqué samedi soir selon
lequel l’Avenue H. Bourguiba serait interdite, toute la journée de dimanche, aux
voitures comme aux piétons. C’est un peu mesquin, car la Tunisie ne se résume
pas à une simple avenue. Quand elle tient à se déclarer, la Révolution peut se
déplacer ailleurs, n’importe où.

Mais allons-nous vers une deuxième Révolution? Allons-nous perdre encore et
encore beaucoup de sang? Ce serait absurde, dommage et triste. Seulement voilà:
quand le peuple dit ‘‘NON’’, c’est qu’il n’y a plus rien à faire.