Le président de Transparency International France voudrait que des juristes et des associations de défense des Droits de l’homme tunisiennes rejoignent la plainte déposée en France –avec Sherpa et la Commission arabe des Droits humains- en vue d’obtenir le gel et, plus tard, la restitution des avoirs de Ben Ali et compagnie. Il souhaite également voir se créer en Tunisie une antenne de Transparency International.
WMC: Transparency International France est l’une des organisations non gouvernementales à avoir porté plainte pour obtenir le gel des avoirs de Ben Ali et compagnie… Cet effort va-t-il permettre de récupérer les avoirs et les biens détournés par le président déchu?
Daniel Lebègue: Je l’espère et je le pense pour les raisons suivantes. Premièrement, le principe de restitution d’avoirs, d’argent public, détournés, volés, par des dirigeants politiques corrompus ou indélicats, est relativement récent dans le droit international. Il est inscrit pour la première fois dans le droit international avec la Convention des Nations unies contre la corruption, Convention de Merida (Mexique), qui a été adoptée en 2004, et qui est entrée en vigueur, pour ce qui est de la France, en 2007. Beaucoup d’autres pays développés, émergeants, en développement, l’ont également ratifiée. Donc, c’est assez récent et certains pays ne l’ont pas encore ratifiée. Par exemple, parmi les pays du G20, quelques uns ne l’ont pas encore pas fait. C’est le cas de l’Allemagne.
Il y a donc un nouveau principe de droit international qui va pouvoir maintenant s’appliquer. Cette convention des Nations unies prévoit l’assistance mutuelle, la coopération entre états, pour obtenir la restitution des avoirs détournés ou volés. On est dans une situation où le principe de restitution est devenu une règle pour la communauté internationale et pour la première fois cette règle trouve à s’appliquer notamment à d’anciens dirigeants qui ont quitté le pouvoir ou ont été renversés récemment.
La convention des nations unies parle d’une assistance mutuelle entre Etats. Un Etat qui estime être victime de spoliation –les nouveaux gouvernement tunisien et égyptien- sollicitent l’assistance d’autres Etats pour les aider à faire trois choses: premièrement, identifier dans chaque pays les avoirs détenus par leurs anciens dirigeants, leurs familles, leurs proches; deuxièmement, obtenir un blocage des avoirs, des comptes en banque, pour éviter leur évasion, leur évaporation, et troisièmement, à la demande de l’Etat d’origine, organiser la restitution de ces biens.
Parlons maintenant de la Tunisie et de la France. Ben Ali a quitté la Tunisie vendredi 14 janvier dans l’après-midi. Dès le dimanche, le ministre des Finances français, Christine Lagarde, a annoncé qu’elle avait mis en alerte les banques, françaises et étrangères, opérant en France, ainsi que notre cellule de lutte contre le blanchiment, Tracfin. Elle a demandé aux banques de signaler sans délai à Tracfin les avoirs financiers et immobiliers qui seraient détenus en France par le clan Ben Ali-Trabelsi, et à Tracfin de faire obstacle à des transferts –surtout pour les comptes en banque, car c’est l’argent qui peut partir le plus vite. C’est bien que la France fasse cela tout de suite. Mais nous, nous avons dit: attention, la réponse est très insuffisante.
Je n’ai pas de doute sur le fait que les banques françaises feront le nécessaire. En France, nous avons une législation anti-blanchiment qui est très solide. Donc, je n’ai pas de doute sur le fait que les banques ne seront pas complices, ne vont pas transférer discrètement de l’argent en Suisse ou à Dubai. Elles ne le feront pas. Pour elles, c’est un risque de réputation trop grave.
Lorsqu’une banque signale une demande de transfert sur un compte, que peut faire Tracfin? Juridiquement, cette cellule a très peu de moyens d’action. Tracfin peut bloquer la transaction pendant quarante-huit heures. Et pour geler au-delà –de manière durable et sans limitation dans le temps- il faut une décision de la justice. De plus, le moment venu, seule la justice française pourra rendre l’argent aux Tunisiens. C’est pour cela que dès le mardi 18 janvier, Sherpa, Transparency International France et la Commission arabe des Droits humains, nous avons déposé une plainte auprès du procureur de la République de Paris.
En même temps, c’est une manière pour ces associations de faire pression sur les autorités françaises, sur la justice française, et de leur dire: attention, vous êtes saisies officiellement, maintenant c’est votre responsabilité d’éviter toute fuite de capitaux hors de France.
Que se passe-t-il depuis lors?
Deux équipes d’enquêteurs mènent depuis trois semaines des recherches pour identifier les comptes en banques, les biens immobiliers et un certain nombre d’autres actifs (voitures de luxe, chevaux, etc.). On doit recevoir une information du parquet cette semaine. A mon avis, on connaît maintenant assez bien les avoirs détenus en France. Le périmètre c’est, comme l’indique la liste suisse, 45 à 50 personnes. Mais dans notre plainte, nous avons dit: attention, ne regardez pas seulement ces personnes-là et leurs familles, mais regardez aussi les sociétés qu’elles ont créées, des prête-noms qui détiennent par exemple des actifs immobiliers.
Nous-mêmes avons eu depuis beaucoup d’informations, de renseignements. Il y a des gens qui parlent, par exemple des voisins qui savent qu’au troisième étage il y a une nièce qui occupe un appartement, qu’elle a trois voitures de luxe au sous-sol, avec des gardes du corps, et qui nous envoient une lettre ainsi qu’aux juges. C’est très bien, cela facilite le travail des enquêteurs.
Vous avez reçu beaucoup d’informations de ce genre?
Oui, nous avons beaucoup d’informations. On s’en doutait: ils ont un beau patrimoine. Ce que nous ne savons pas de manière précise, pour l’instant, et je pense que Tracfin le sait, ce sont les comptes en banque: combien de comptes, quels montants, dans quelles banques. Mais beaucoup avaient des appartements et des comptes, parce qu’ils considéraient que Paris était leur base de repli. Ils ont dû se dire un jour: on ne sait pas comment les choses peuvent évoluer à l’avenir, et qu’est-ce qu’on va faire si on quitte Tunis, on va venir vivre à Paris. Les trois quarts d’entre eux ont fait ce raisonnement.
Bien sûr, il y en a quelques uns au Canada, deux autres qui auraient des intérêts importants en Argentine dans l’immobilier et l’hôtellerie, certains étaient déjà à Dubai, à Djeddah.
Pour les Moubarak, c’est très différent. Leur base de repli, là où ils ont leur fortune financière, immobilière, c’est surtout le monde anglo-saxo, New York, Londres –qui est certainement le principal endroit-, les Iles angolo-normandes –Jersey, Carnesey, et le Moyen-Orient.
Bien sûr, il y a des questions auxquelles, pour l’instant, il n’y a pas de réponses: est-ce qu’il y a eu des transferts avant la chute, le départ de Ben Ali il y a eu des transferts? On parle beaucoup d’un transfert de fonds important qui aurait été réalisé la semaine précédent le départ, en Suisse, sur un compte HSBC-Ben Ali. On parle de trente à quarante millions de dollars d’un compte HSBC en Suisse sur le Moyen-Orient, Dubai et Djeddah. Mais cela reste à confirmer.
Autre question: une partie de la famille était en France le vendredi 14 et samedi 15 janvier, à Eurodisney. Samedi un avion appartenant à la famille a quitté le Bourget, avec en particulier des filles et des nièces de Ben Ali, en direction de Dubai et Djeddah, et on peut se demander ce qu’il y avait dans cet avion. Est-ce que les douanes françaises –en principe elles l’ont fait- ont vérifié la cargaison, les bagages, de ce vol? Nous avons posé la question et nous n’avons pas eu de réponse précise, pour l’instant. On ne peut pas exclure que le samedi une partie de la famille ait quitté la France dans cet avion en emportant de l’argent liquide, des bijoux, de l’or.
Depuis lors, je suis assez confiant. Tracfin, les banques, les notaires, l’Office de lutte contre la délinquance financière au ministère de l’Intérieur, et le parquet de Paris sont en alerte. C’est difficile –mais c’est toujours possible, il doit y avoir des complicités- qu’il y ait des transferts d’actifs importants, compte tenu de tout cela.
Le gouvernement tunisien pourrait-il aider dans cette traque aux avoirs de Ben Ali et compagnie et comment?
Premièrement, on aimerait que le gouvernement tunisien transmette de manière officielle la liste complète des personnes suspectes et demande l’assistance et le gel des avoirs. Cela a déjà été fait mais certains disent que dans la liste officielle il manque des noms.
Deuxièmement, nous voudrions également bien, nous Transparency France et Sherpa, que des juristes, des associations de défense des Droits de l’homme tunisiennes rejoignent notre plainte. Ce serait mieux, vous êtes quand même les premiers concernés. Notre avocat, William Bourdon, était la semaine dernière à Tunis (début février), il a rencontré en particulier des avocats et des juristes, et ils sont en train de s’organiser.
Troisièmement, Transparency International a des sections dans 107 pays et on n’a jamais réussi à en créer une en Tunisie. Nous aimerions que se crée rapidement une section tunisienne pour aider le gouvernement, la société, mais également les entreprises, et les citoyens à mettre en place des règles, à apporter de l’assistance technique à la Commission anti-corruption. .