Béji Caid Essebsi succède à Mohamed Ghannouchi. Une passation de témoin destinée
à éteindre la contestation et à favoriser le retour de la sécurité et la
stabilité.
Mohamed Gannouchi a rendu le tablier et il est sorti dans l’honneur.
Politiquement, l’homme n’est pas fini, peut-être se met-il en réserve, en tout
cas, il part avec un grand capital de sympathie. Il a été taclé par la
contestation qui prenait une tournure de «négation par la violence», surtout
après la résurgence des casseurs lors des affrontements de samedi 26 février.
D’un bout à l’autre, son parcours politique se distingue par un comportement
républicain. Il a préféré partir «cinq ans plus tôt, que cinq minutes trop
tard», selon l’expression du Général De Gaulle, lui aussi grand républicain.
C’est Béji Caid Essebsi qui lui succède, figure emblématique de l’œuvre
gigantesque de l’Etat tunisien, édifié par des «bleus», de son propre aveu, de
la politique mais des esprits patriotes qui ont donné corps et âme au sentiment
national et au modèle social tunisien.
L’idéal révolutionnaire est entre des mains expertes. La nomination du nouveau
Premier ministre intervient à un moment extrêmement délicat où la révolution
commence à être chahutée par un brouillage qui risque de nous emmener vers une
errance «démocratique» aux conséquences imprévisibles. Or, la priorité nationale
est de mettre en route l’Etat de droit, réhabiliter l’administration et mettre
sur pied un dispositif institutionnel démocratique.
Le bilan de Ghannouchi depuis le 14 janvier: préserver l’honneur de la
révolution
Le travail accompli par Mohamed Ghannouchi et son gouvernement, en 40 jours, a
été salutaire pour la Révolution et sa marche vers la déocratie. Avec habileté,
il en a dressé le bilan. Nous en connaissons les détails. En un mot, il a
préservé l’honneur de la Révolution qui est restée une révolution digne et
responsable. Il a su préserver cette période délicate de notre histoire
glorieuse en protégeant la révolution de la vindicte et de l’irrationalité. Il a
empêché que la rue s’empare de la Révolution qui est le «bien» du peuple. Cela
ne fait que donner de l’aplomb à son dévouement au service du pays.
Bien entendu, son passé de Premier ministre sous la dictature a pesé dans la
crispation qui s’est faite autour de sa personne. Mais Mohamed Ghannouchi et les
«justes» qui ont servi sous Ben Ali sont inattaquables au plan de la probité
morale et intellectuelle parce que, d’une certaine façon, ils lui ont servi
d’antidote. Eux ont assuré la continuité de l’Etat et ont fait fonctionner le
carré vertueux de l’Administration tunisienne.
Cette dernière a, malgré tout le travail de sape qu’on lui a fait endurer et
toute l’œuvre d’instrumentalisation que le clan lui a imposé, a travaillé. Notre
pays a accueilli le Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) avec
le concours de l’ONU. Notre infrastructure a connu un saut de palier
impressionnant. Les technopôles sont en place et matérialisent notre ancrage
technologique. Notre émergence est bien entamée. Nous nous confirmons à la
lisière de la “short list“ des pays qui sont dans la course à la compétitivité.
Tout cela est un acquis sur lequel la Révolution peut capitaliser et cela est un
travail collectif réalisé par les «justes» et les «vertueux» qui ont servi
pendant les années de braise et de plomb et qui ont maintenu le pays debout.
La foule n’a pas su faire la part des choses. Le brouillage a enflé et
l’effervescence offrait un terrain favorable à ceux qui pouvaient prendre la
vague et mettre la révolution «off track», la faisant dérailler. Il faut
reconnaître à Mohamed Ghannouchi le mérite d’avoir accompli une part sensible du
travail, sans hésiter à passer la main pour ne pas empoisonner l’ambiance.
Béji Caid Essebsi: Sa culture politique sera le rempart de la Révolution
C’est un tacticien expérimenté et sous des dehors sereins et mesurés, c’est un
homme que ne rebute pas «l’odeur de la poudre». Il sait aller au charbon, habité
qu’il est d’un sens concret du pragmatisme. Il est familier des pratiques et des
relations internationales. Parmi ses coups d’éclat, une résolution des Nations
unies réprouvant Israël, après le bombardement de Hammam Chott sans encourir le
véto américain. Une première dans l’histoire. C’est lui qui a résumé la
méthodologie de la politique tunisienne en cinq principes, notamment la
politique des étapes, le pragmatisme, l’attachement à la légalité internationale
et le classement des priorités qui privilégie «l’essentiel» sur «l’important».
Il a donc codifié notre démarche en politique, lui donnant un code génétique,
portant une empreinte identitaire tunisienne. C’est donc l’un des artisans du
modèle tunisien, on attend de lui qu’il le protège du contre-modèle que certains
n’ont pas désespéré de lui substituer.
Pour le reste, c’est-à-dire le travail politico-juridique, sa longue expérience
au service de l’Etat le met en intelligence avec la situation.
Mais malgré ces prédispositions apaisantes, le nouveau Premier ministre doit
d’abord rassurer sur le terrain. Il a le coup d’œil, c’est certain. Il saura
reconnaître le bon grain de l’ivraie, on lui fait confiance. Mais il ne doit pas
oublier de les séparer cette fois. L’œuvre de salubrité qu’il sera amené à faire
est le seul rempart de la Révolution.
Eteindre le feu de la contestation
A l’heure actuelle, les sit-in assiègent le pays et la zizanie égare les
esprits. Nous avons choisi de vivre en démocratie, c’est-à-dire que nous
refusons désormais l’unanimisme, la pensée unique ou dominante et la
bienpensante. On ne peut plus brimer personne ni interdire la parole, et c’est
un acquis cher à nous tous. Mais le danger actuel est que la cacophonie ambiante
tourne à la nuisance. Elle peut servir d’écran de fumée pour l’irruption de la
contrerévolution qui est porteuse d’un contre-modèle, qui menace nos repères
nationaux.
Alors, le Premier ministre arrive dans un contexte difficile parce qu’il doit
dire tout haut que le départ de Mohamed Ghannouchi n’est pas une rançon payée à
la rue. Autrement, il s’exposerait lui-même à la surenchère revendicative. Il
doit pouvoir obtenir l’apaisement sans apparaître comme un homme d’ordre, qui
veut museler, alors que c’est un démocrate convaincu. On veut voir de la
discipline. C’est le ciment de notre unité nationale, celle-là même qui nous a
fait nous unir comme les doigts de la main ce vendredi 14 janvier, jour où nous
avons mis à bas la dictature.