Dans l’entretien ci-dessous, Mondher Khanfir, Past president de l’ATUGE et DG de
la
TACC, explique les événements en cours en Tunisie. Pour lui, l’instabilité
que nous vivons aujourd’hui est tout à fait normale après une Révolution.
Cependant, il estime que la Tunisie court trois risques majeurs, à savoir un
risque sécuritaire, un risque social et un risque économique et financier.
Entretien.
WMC: La révolution tunisienne a une particularité. Elle s’est faite sans
leadership. Quelle est votre lecture de cette vérité ?
Mondher Khanfir: La révolution tunisienne est d’abord née d’un profond sentiment
d’humiliation et de ras-le-bol, qui a touché émotionnellement un large pan de la
société. Ensuite, elle a pris la dimension positive d’aspiration à la liberté et
à la démocratie. Ceci a réuni les jeunes tunisiens en premier, et les a poussés
à chercher un effet de masse et à développer une stratégie collective de
protestation et d’autodéfense. Ce qui s’est passé en Tunisie c’est vraiment, de
point de vue historique et sociologique, quelque chose d’exceptionnel. J’espère
qu’on saura fructifier cette «compétence» et s’appuyer dessus pour canaliser les
énergies pour bâtir un avenir meilleur pour notre pays.
L’onde de choc est parvenue à la Capitale le 14 janvier. C’est à cette date que
vous avez rallié le mouvement, et auparavant quelle était votre lecture des
faits d’avant et après la chute du régime?
En fait, j’ai prédit la fin de Ben Ali dès son premier discours fin décembre. Le
choc du deuxième discours de Ben Ali m’a confirmé qu’il ne méritait plus sa
place de chef d’Etat. C’est là que la rupture a été consommée entre le pouvoir
d’alors et le peuple, toutes classes sociales confondues. Le propos du discours
du lundi 10 janvier était méprisant, insultant et la tonalité en total déphasage
avec la réalité du pays, ainsi que de la colère sociale suscitée par le nombre
croissant de martyrs. L’appel à la grève générale a contribué à la mobilisation
de l’ensemble des forces vives en Tunisie. Et la délivrance en fut la
récompense.
Les premiers jours de liberté, après la fuite du tyran, resteront gravés à
jamais dans ma mémoire. La Tunisie a vécu un état de grâce… les gens étaient
heureux, circulaient et parlaient librement, enfin! Mais, derrière cet état de
grâce, couvaient insidieusement les ingrédients de la discorde.
A partir de quelle position vous vous exprimez, celle du leader social,
l’observateur économique ou de l’analyste politique?
Je m’exprime en ma qualité de simple citoyen qui s’intéresse depuis peu à la
politique. Je dois souligner qu’après un demi-siècle de privation, pratiquement
tous les Tunisiens font ou versent dans la politique à présent. Ce que j’exprime
dans cet entretien reflète ma position personnelle vis-à-vis d’une affaire
nationale … la Révolution. Elle a changé le cours de l’histoire et je ne
souhaite pas rester spectateur ni analyste de son effet sur ma vie et sur celle
de mes enfants. C’est la seule posture qui fait de moi une partie prenante de
mon pays, donc concerné par tous les aspects de la vie dans toutes ses
dimensions.
J’ai personnellement beaucoup travaillé dans le champ social et associatif, ce
qui me donne peut-être une certaine légitimité, ou du moins une certaine
audience… Et je considère que l’on est tenu d’une relation simple avec le pays;
on ne vaut que par ce qu’on apporte à sa communauté.
Compte tenu de votre engagement au sein d’associations, telle que l’ATUGE, qui
connaît une certaine contestation en ce moment, quel a été le rôle des élite
durant la Révolution et que peuvent-elles apporter dans cette étape de
transition?
Je dois d’abord préciser que l’ATUGE a toujours partagé –et partage encore plus
que jamais- les valeurs de la révolution. Quand bien même l’ATUGE n’a pas fait
la révolution, personne ne peut mettre en doute la contribution citoyenne de
notre association, qui reste un réseau entreprenant et agissant au service de la
Tunisie, et qui a réussi à se préserver grâce à son statut apolitique. Par
ailleurs, l’ATUGE, en tant qu’association, n’a jamais été aux commandes, même si
beaucoup d’atugéens ont servi à des postes clefs depuis l’indépendance, et plus
récemment dans le gouvernement de transition.
Je considère que la Révolution a fait jaillir une énergie extraordinaire et a
ouvert une perspective où l’intelligence collective a prévalu sur l’intelligence
individuelle. Si les élites ont un rôle à jouer, c’est bien celui de canaliser
cette formidable énergie, selon l’aspiration du peule et avec la vision et le
feeling requis. En attendant les élections libres, les élites auront un rôle de
relais à jouer. L’ultime responsabilité des élites est de permettre à la nation
de voir grand, d’agir avec méthode pour transformer le pays et assurer un avenir
meilleur à tous sans exception. Nous sommes à un rendez-vous peut-être unique,
pour faire éclore notre génie national.
L’instabilité et les contestations actuelles que connaît le pays comporte des
risques. Quelle est votre perception et quelles sont nos chances de réussir la
transition démocratique?
D’abord, j’aimerais souligner que l’instabilité est tout à fait normale après
une Révolution. Et c’est la manière de gérer et communiquer sur cette
instabilité qui compte. Actuellement, nous sommes face à trois risques: un
risque sécuritaire, un risque social, et enfin un risque économique et
financier. Et les trois sont liés. Ce qui nourrit cette instabilité, c’est le
fait que la victoire n’a pas encore bénéficié à ceux qui l’ont produite. Il y a
une attente extraordinaire de voir survenir des changements bénéfiques et
rapides, et je dois avouer qu’en plus des indécisions et erreurs d’appréciation
du gouvernement de transition, les gestes et décisions symboliques qui
matérialisent la victoire du peuple ont manqué. Par contre, ce qui a été
visible, ce sont les concessions sociales sous la pression des salariés –de la
fonction publique en particulier- avec l’appui direct ou indirect de l’UGTT.
Je pense, personnellement et j’assume ce que je dis, qu’il est indigne d’exiger
des négociations salariales en cette période trouble, et que le gouvernement de
transition doit rester sur sa mission première de gestion courante des affaires
et qu’il doit compenser son manque de légitimité (du fait de sa non
représentativité de la volonté du peuple) par des actions renforçant sa
crédibilité (au bénéfice de l’intérêt général de la nation).
Je suis de ceux qui pensent que la période de transition, vu l’état de nos
institutions, doit durer au moins un an pour pouvoir mettre en place un système
de gouvernance transparent et intègre. Sinon nous risquons de bâcler la campagne
électorale et aboutir in fine à une autre dictature. Par contre, la feuille de
route doit être claire, et les hommes et les femmes à la tête du pays doivent
bien sûr être approuvés, selon une procédure transparente, par la majorité de la
société civile, plutôt que les partis politiques qui ont tous un second agenda
en tête.