Grande intellectuelle tunisienne et écrivaine, la directrice de la Bibliothèque Nationale nous livre ci-après quelques réflexions sur l’avant et l’après Révolution tunisienne.
WMC : En tant que femme d’abord, en tant qu’intellectuelle ensuite, quelles ont été vos premières impressions lors de la Révolution?
Olfa Youssef: Je vous répondrai en tant que citoyenne tunisienne, tout simplement. Au fait, comme la plupart des Tunisiens, je sentais qu’il y avait ces dernières années un malaise social sous-jacent, et que derrière les festivités politiques pompeuses, séjournait un creux profond et que derrière la prolifération des signifiants gisait une quasi-absence de sens. Le dernier article que j’ai écrit avant la révolution, évoquait la relation entre gouvernants et gouvernés, et indiquait que la relation entre ces deux instances est dialectique, l’une étant réflexion de l’autre; cependant, j’ai affirmé que si l’une des deux composantes n’arrivait plus à réfléchir l’autre, l’équilibre serait rompu, et le changement deviendrait inéluctable.
Il est vrai que le régime tunisien n’arrivait plus à représenter le peuple tunisien et j’ai expliqué cette rupture dans le premier article que j’ai écrit après la révolution: Totem et tabou. Mais loin des réflexions d’intellectuelle, mes premières impressions étaient d’ordre méditatif et spirituel. Je me suis remémoré Shopenhauer et son fameux concept de Volonté, qui stipule que l’explication du monde échappe à la causalité rationnelle. La soudaineté de la révolution et la manière dont elle a évolué confirment ma croyance profonde, présente dans pas mal de mes écrits, que le monde est gouverné par une force divine, de la même manière que nous sommes gouvernés par l’inconscient. Et que si l’une et l’autre, en confirmant les limites de notre entendement, appellent à plus d’humilité humaine, il va sans dire que la résultante de toute vanité et illusion de puissance, bien présentes chez l’ancien régime, ne peut conduire qu’au désastre.
Diriez-vous que c’est aussi une révolution culturelle? Si oui, dans quelle mesure?
Cela dépend bien sûr de l’acception que l’on donne au terme : culturel. Dans son sens primaire, s’opposant au naturel, cette révolution ne peut être que culturelle dans la mesure où le ras-le -bol quasi général a été une cause première de cette révolution. Autant les humains affectionnent une certaine routine, synonyme de repères, autant ils ont un besoin culturel viscéral de changement. Et le régime déchu, qui paradoxalement, se pavanait du terme «changement», n’a pas compris qu’il ne pouvait lui-même être en dehors dudit changement. Après des années, le terme sonnait creux, car les Tunisiens ne voulaient plus entendre le terme ‘‘changement’’, ils voulaient en vivre les effets. Je me souviens qu’avant deux mois de la révolution, j’avais écrit sur mon profil facebook cet adage: «J’ai voulu faire du changement, mais j’ai fait comme les autres»; ce que je crains pour la révolution, se situe dans le même ordre d’idées. L’instant révolutionnaire ne peut durer éternellement, et le relais de la stabilité, certes souple et dans l’alternance, doit nécessairement prendre le relais.
Qu’est-ce qui, d’après vous, pourrait changer sur le plan culturel?
Essentiellement, plus de libertés à tous les niveaux : livres, cinéma, théâtre etc. Pour l’homme (ou femme) de culture, il ne doit pas y avoir de tabous. Il va sans dire qu’il y aura toujours une loi garante du mauvais usage de la liberté pour calomnier ou diffamer, car liberté ne rime point avec chaos. Ceci dit, l’art dans toutes ses composantes doit être subversif. Je suis toutefois consciente qu’à la censure officielle, pourrait se substituer une censure de la masse, ou de ce qui est nommé : sens commun, j’en sais quelque chose, mais le rôle de l’homme de culture sera malgré tout de pousser les limites afin qu’on puisse, nous aussi, avoir notre révolution culturelle.
Comment expliquez-vous le silence des intellectuels 23 ans durant?
Déjà, il faudrait que l’on fasse attention à certains clichés qui commencent à fleurir dans nos médias ici et là, et que votre question rappelle. Premier cliché: «parler de 50 ans de dictature». Je suis désolée d’appartenir à ceux qui ne mettent pas les régimes de Bourguiba et de Ben Ali dans le même sac, il y a des divergences, ne serait-ce qu’à cause des périodes historiques différentes qui nécessitaient une gestion différente, et à cause de l’évolution des mœurs, des mentalités et des moyens de communications. L’histoire n’est jamais linéaire. Et dans ce sens, le régime de Ben Ali entre 1987 et 2011, n’était pas homogène, et cette homogénéité illusoire est le second cliché erroné.
Je ne vois pas pourquoi un intellectuel aurait tiqué en 1988 par exemple alors que la lune de miel battait son plein entre l’Etat et le peuple. L’heure était, souvenez-vous, à la cohésion nationale (musalaha wataniyya), et les gens étaient heureux de sortir d’un régime qui a duré quand même 31 ans.
Je pense que la rupture entre l’ancien régime et les Tunisiens eut lieu dès que l’on a touché à la Constitution. C’était un peu une promesse non tenue, et les Tunisiens de réaliser qu’ils étaient bernés, voire leurrés et qu’une nouvelle présidence à vie était en passe de se mettre en place.
Pas mal d’intellectuels ont proposé des critiques et émis des réserves concernant la gestion politique de la Tunisie ces dernières années. Chacun de sa part, de manières différentes, des plus virulentes aux plus conciliantes. Ce qui m’étonne, ce n’est pas le silence de certains intellectuels, à supposer qu’il existe, c’est plutôt le fait que certains intellectuels aient mis leur plume au service du régime ces dernières années où l’injustice et la corruption battaient leur plein. Est-ce la peur? Le désir de s’approcher du pouvoir? Une certaine conviction conservatrice ? Je n’en sais rien. Dans une visée strictement personnelle, je sais qu’en ayant ma plume toujours libre, je n’ai eu aucun problème à part quelques rappels à l’ordre du genre très soft. La dernière en date concernait un article que j’ai écrit critiquant la censure sur Internet et qui m’a valu, à part la censure dudit article, une audience avec un ministre en place qui m’avait demandé de ne pas «aider» l’opposition, j’ai répondu que je n’appartenais à aucun parti et que mon vrai boss était mon cartable, étant universitaire, que nul régime ne peut démunir de ses diplômes.
Est-ce que le retour de Ghanouchi, leader d’Ennahdha, vous effraie?
Et pourquoi m’effraierait-il? J’étais jeune à l’époque où il a quitté le pays et pas mal de mes amis étaient (certains le sont encore) sympathisants avec l’idéologie qu’il embrassait. Cet homme est Tunisien, il a le droit à l’expression tant qu’il ne m’ôte pas le mien. Je le respecte tant qu’il me respecte. Et notre seul horizon commun, c’est la loi tunisienne que nul n’a le droit d’enfreindre.
D’ailleurs, je me rends compte de plus en plus aujourd’hui que les Nahdhaouis sont des partenaires de débat intéressants, tout simplement, car la plupart appartiennent à la génération du régime Bourguiba, où l’éducation était d’une grande qualité. Ils ont lu des livres, connaissent des théories et ont un minimum d’éthique de discussion. D’ailleurs, je débattrai volontiers avec l’un d’eux même en public. Je suis certaine que cela serait un débat fructueux.
Par contre, ce qui m’effraie ce sont certains jeunes qui n’ont rien lu, qui ne connaissent même pas le mot «éthique», cela va sans dire qu’ils n’en connaissent pas le sens, et qui se mettent à insulter et à juger un écrivain, sans avoir lu, ne serait-ce qu’une ligne de ce qu’il écrit. J’ai eu l’occasion de «discuter» avec eux sur ma page «Facebook», et j’en sors toujours avec la même idée obsessionnelle: la faillite des choix de l’éducation de l’ère Ben Ali.
Comment voyez-vous la Tunisie de l’après 14 Janvier sur le double plan culturel et religieux?
Je ne prétends pas être visionnaire, mais, étant optimiste de nature, je crois que cette révolution sera bénéfique sur le plan culturel, et que si le Tunisien apprend à conjuguer le verbe «être libre», il ne pourra s’en suivre que plus de tolérance sur le plan religieux. Ce qui m’inquiète, par contre, car nécessitant un travail plus profond et un programme plus élaboré, est la peur d’un échec sur le plan éthique. Je l’ai dit dans pas mal de mes articles, et le redirai probablement à maintes reprises: Si de cette révolution contre la dictature, la corruption et l’injustice, naissait un autre type de dictature, celui de la masse et du sens commun, un autre genre de corruption, celui de vouloir s’arroger tous les droits pour soi et ses proches, et une autre instance d’injustice, celle de se permettre de parler et de faire taire toutes les différences (je fais allusion à ce qu’ont vécu messieurs Chebbi et Ibrahim entre autres), alors, je dirais que cette révolution n’aura en fin de compte que reconduit le même modèle du régime déchu, mais sous d’autres noms.
J’espère que cette jeunesse assoiffée de liberté saura être aussi assoiffée de tolérance et d’amour d’autrui, quel qu’il soit.