Ce qui se passe en ce moment dans le monde arabe, ce sont des révolutions d’un nouveau genre. Et c’est d’abord une révolution de l’image. Hier, je n’ai pas pu dormir, ces images des deux cadavres d’hommes, tombés sous les balles en Libye, me hantaient. Pourtant, auparavant, il m’est bien arrivé de voir de telles images dans des films dits d’horreur, et cela ne m’a pas, pour autant, empêché de dormir. Justement, elle est là la différence: ces deux hommes sont morts pour de bon. Et ça s’est passé le matin même. Presque en direct sur ma télé. Mais cette révolution de l’image ne date pas d’hier. Rappelons-nous le 11 Septembre.
Et je me suis surprise à allumer la télé de bon matin, moi qui ne suis pas très télé… pour regarder encore et encore ces fameuses images des rues bouillonnantes, des gens qui courent, de la foule qui crie comme dans un concert de rock, et parfois du feu, des armes, et de la mort. Se mélangent à cela les images de cette présentatrice tirée à quatre épingles, et qui nous fait un ‘récap’ de tout ce qui s’est passé depuis le début, pour la nième fois. Histoire de ne rien rater. Et hop, elle coupe son interlocuteur depuis Londres, pour prendre l’appel d’un correspondant sur le terrain, qui nous rapporte les derniers évènements. Et quand je dis derniers, c’est les “5 dernières minutes”. Ouf, quel suspens! Que d’émotions!
Ce n’est pas un film hollywoodien, ce n’est pas un feuilleton égyptien (ça y ressemble quand même), ce n’est pas un documentaire, et ce n’est pas non plus un plateau de débat. C’est décidément un nouveau genre, et c’est un peu de tout cela. Il y a le suspens, et les prises d’un film du type Blockbuster, et dont le tournage aurait coûté une fortune. Il y a une histoire qu’on suit du début à la fin, à la manière d’un feuilleton égyptien. Il y a le réalisme d’un documentaire. Et il y a la dynamique et l’interactivité d’un débat, qu’il soit de fond, avec des vraies idées, ou de paille.
Rappelez-vous de ces débats d’Al Jaazira: des invités qui crient et qui s’insultent, l’animateur qui pose des questions polémiques et provocantes. Ce qui fait que nous, au final, on ne distingue rien dans toute cette cacophonie. Mais il paraît que c’est très vendeur comme formule. Et les chaînes de l’information, toute considération éthique mise à part, ont trouvé dans ces révolutions du pain béni. Je suis certaine qu’elles battent tous les records d’audience en ce moment, et que ça ne les rend pas malheureux.
Entre le réel, c’est-à-dire ce qui se passe sur le terrain, et la manière dont on nous le transmet, dont on nous le fait vivre, il y a de la distance. Je ne porte aucun jugement là-dessus, cela dit en passant. Je dis simplement, prenons acte de l’ampleur du processus: nous consommons une représentation de la réalité. Précisément celle construite par les médias de masse. Les nouveaux médias que sont les réseaux sociaux fonctionnent différemment, et nous y consommons l’information, différemment.
En tout cas, il est indéniable que nous vivons des révolutions véritablement révolutionnaires, du point de vue du rôle, et de l’usage de l’image.
Sur FB (pour Facebook), il faut être membre du réseau, avoir des amis, pour partager de l’information. Pour la télé, il n’y a pas besoin d’être membre ou quoi que ce soit ; la télé est chez nous d’office, on appuie sur le bouton une seule fois, et le débit commence… sans arrêt. Et tous ceux qui sont dans l’entourage consomment «ce média», qu’ils le veuillent ou pas. Ainsi, moi, dans ma cuisine, j’entends la télé, et je peux même voir quelques images en coupant mes légumes. Alors que je n’ai pas allumé la télé mais mon mari. Sur FB par contre, il y a un mur, avec du contenu varié, posté par tous les amis qu’on a. Et la séquence, ou l’image, je ne la consomme que quand je clique dessus, devant mon écran de PC, donc quand j’aurai décidé d’allumer le PC, de mon plein gré. Ecran de PC que je «consomme», en général et en principe, seule.
Sur FB, c’est nous les acteurs. On va vers ces réseaux sociaux (et vers Internet en général), on partage et on commente de l’information, on réagit à celle apportée par les autres, et donc on produit de la connaissance: une information interprétée et pensée. Les commentaires et le sens qu’on donne à l’information, sont aussi divers et pluriels, qu’il n’y a d’utilisateurs FB. Et ce qui en ressort, c’est une intelligence collective très plurielle.
La télé, elle, s’invite seule chez nous, nous inonde d’un contenu pensé et produit par une entité donnée (la chaîne en question), et ne nous demande pas notre avis. Les chaînes d’information fabriquent des clips vidéo (à l’instar des bandes d’annonce des films), et que tout le monde à la maison consomme, même les enfants. Et c’est bien la définition du média de masse. Le «clip de la Révolution égyptienne» passe en boucle et suit la même démarche qu’une bande annonce de film, destinée donc à vendre le film. Clip que je subis tout le temps, parce que la télé est dans le salon et qu’elle est allumée malgré moi. Sans parler de la mode des grandes télés plasma, «consommables» par un plus grand nombre de personnes, de tous les angles de la pièce, du salon de thé, de la boutique de fringues, et même des fast food, des pâtisseries, etc.
Ainsi, la télé, média de masse, et FB, média alternatif ou citoyen, ou démocratique, etc. impliquent deux modes de consommation de l’information et de la réalité qui sont différents, et l’avenir est clairement dans le deuxième. Mais ce qui me semble le plus intéressant à remarquer, c’est l’impact, encore sous-estimé, et de la télé et de FB, via l’usage qu’ils font de l’information et de l’image, sur tout ce que nous vivons. C’est l’effet spectacle, instantané, et partagé.
Les Egyptiens ont regardé et ont suivi notre Révolution sur les écrans de leurs télés, quasiment en direct. Le peuple d’Internet, minoritaire, a été encore plus près de l’actualité, mais peut être autant acteur de cette actualité, vue l’extraordinaire capacité d’organisation que permettent les réseaux sociaux. Ensuite sont venus l’Algérie, la Libye, le Yémen, etc. Même processus, même effet spectacle. Et c’est là une véritable première dans l’histoire de l’humanité, et notamment dans celle des révolutions: l’instantanéité et la globalisation de l’information, associées à l’effet spectacle.
Entre la marche des esclaves guidés par Spartacus, l’écroulement du Mur de Berlin, et cette vague de révolutions dans le monde arabe, il y a bien des différences, structurelles, idéologiques, et autres. Mais la différence majeure, c’est peut-être celle du rôle joué par les technologies de diffusion et de partage de l’information, notamment de l’image.
Il me semble indéniable que nous sommes en train de vivre des révolutions véritables dans nos modes de vie. Et par conséquent, dans nos modes de pensée et d’action. Les technologies de l’information sont peut-être en train de changer le visage de l’humanité.
Un anthropologue nous observant depuis une autre planète dirait peut-être: «Les individus, surtout les jeunes, sont pratiquement tous munis d’appareils… rectangulaires la plupart des cas, plutôt légers, plus ou moins grands, de couleur blanche, grise et noire en général. Les individus parlent à ces appareils, écoutent de la musique, les effleurent de leurs doigts de façon à dessiner des signes, et prennent des photos. Des images et des signes apparaissent sur les écrans des mêmes appareils appartenant à d’autres individus, jeunes et moins jeunes.
Ces images apparaissent également sur les écrans de grosses boîtes installées dans les lieux d’habitation, aussi sur des écrans plus aplatis, dans des lieux de réunion conviviale, où beaucoup d’individus consomment des boissons, mangent, discutent, rient, aspirent de l’air dans une tige, soufflent une vapeur grisâtre, et parlent en même temps à ces fameux appareils, en les effleurant des doigts.
Nous pouvons affirmer que ces appareils jouent un rôle capital dans la vie de cette population. La communication et la coopération semblent être très développées. Les appareils observés en grand nombre et chez presque par tous les individus y semblent jouer un grand rôle, et qui permettent une forme de coopération globale. Toute la civilisation et le progrès réalisé par cette population semblent s’être basés sur cette coopération globale, rendue possible par ce mystérieux appareil…».