Premier réalisateur à la Télévision Tunisienne en cette année 1965, directeur
des JCC de 1982 à 1985, et metteur en scène de plusieurs films à succès, Rachid
Ferchiou s’est vu, en 1995, interdire en salles un long-métrage intitulé «Echec
et Mat» avec, aux premiers rôles, Jamil Rateb, Chéryhène et Abdelmajid Lakhal.
En voici une petite mise au point.
WMC: D’abord, cette question déjà devenue classique: que pensez-vous de la
Révolution tunisienne?
Rachid Ferchiou: Je ne peux qu’en être fier au même titre que tous les
Tunisiens. Néanmoins, je tiens à dire que, de mon point de vue, cette Révolution
a été le résultat de maints facteurs conjugués et réunis ensemble, de même que
de tous les hommes et toutes les femmes qui y ont contribué directement ou
indirectement. D’un côté, les démunis et les laissés-pour-compte, de l’autre,
des mafieux qui se sont enrichis à coups de malversations et de pillages. Vous
trouveriez cela insolite, peut-être, mais même les Trabelsi ont joué un rôle
majeur dans cette Révolution: s’il n’y avait pas eu tous ces dépassements,
toutes ces injustices, la Tunisie n’aurait pas réalisé sa Révolution. Vous avez
tendance à dire que c’est Sidi Bouzid et Mohamed Bouâzizi qui ont bouleversé ce
régime corrompu, mais vous oubliez Rdaïef, Kasserine et toutes ces régions
reculées du pays qui ont souffert le martyre et le calvaire jusqu’à en avoir
par-dessus la tête. A la limite, Mohamed Bouâzizi n’aura été que ce soldat
inconnu, mais la Révolution, c’est la Tunisie entière qui l’a faite.
Avec «Echec et Mat», vous faisiez déjà allusion, en 1995, au président
aujourd’hui déchu?
Non. J’ai écrit le scénario de ce film bien des années avant 1995. C’était un
vieux projet, et, en fait, je voulais faire un film sur les dictatures en
Afrique ou ailleurs (Aidi Amin Dada et autres), je voulais faire un procès de
conscience, décrire l’état d’âme d’un dictateur après sa chute. Dans ce film où
il était question d’un coup d’Etat, je voulais dénoncer les crimes horribles
perpétrés par un dictateur et son désarroi après sa destitution. J’estime avoir
réussi la description de ce malaise profond dans la mesure où le dictateur dans
Echec et Mat en était arrivé à souhaiter être abattu, tué, par ceux-là mêmes
auxquels il avait fait beaucoup de mal et causé beaucoup de souffrances.
Nous ne comprenons pas que ce film ait été subventionné pour être interdit par
la suite…
C’est en 1993 que j’ai déposé une demande de subvention et l’autorisation du
tournage. Une première tranche de ladite subvention a été remise à la Société de
production Ibn Khaldoun, en sa qualité de producteur exécutif. Moi, je n’ai
jamais touché à l’argent de l’Etat, c’était toujours une Société de l’Etat qui
gérait le financement de la production. A seulement quelques jours du début du
tournage, un autre cinéaste tunisien, que je croyais collègue et ami, a adressé
une lettre à Ben Ali lui disant que je m’attaquais directement au président et
que je dénigrais toute sa famille à travers ce film. Ben Ali m’a téléphoné pour
me demander ce qu’il en était au juste; j’ai répondu qu’il n’en était rien, que
c’était un film, certes, sur le thème de la dictature, mais que je ne pensais à
lui ni de près ni de loin. Sa première réaction était de me demander d’oublier
ce projet et de réfléchir à un autre. Et j’ai dû expliquer que je ne pouvais
plus faire marche arrière, que 43 personnes étaient derrière moi et que tous les
contrats étaient signés. Du coup, l’on a retiré l’autorisation et bloqué la
subvention, ce qui m’a obligé à tourner le film au Maroc et au Canada, car il
devait participer au Festival de Cannes en 1995.
Dans mon esprit, il était de toute évidence que le film soit d’abord à l’affiche
dans mon pays avant d’aller à Cannes. Mais c’est là que tout a basculé. L’on
m’avait désigné la salle Le Rio pour l’avant-première à laquelle avaient assisté
beaucoup de policiers que d’artistes et journalistes. D’abord, l’on avait
interdit aux journaux d’en parler, puis l’on a retiré tout simplement le film de
l’affiche. Les semaines d’après, alors que le film devait assurer l’ouverture du
Festival du Caire, deux journaux ont enflammé les choses: d’abord Réalités avec
un titre inattendu «L’Avertissement», ensuite Al Ahram, je crois, qui titrait:
«Rachid Ferchiou donne des leçons aux chefs d’Etat arabes!». Sur le coup, une
personnalité tunisienne plus ou moins influente sur le secteur cinématographique
a tout fait pour interdire le film aussi bien au Festival du Caire qu’à celui de
Cannes.
Et depuis, vous n’avez pas fait grand-chose…
De retour à Tunis, et durant plus de six mois, j’en ai vu de toutes les
couleurs: interrogatoires aux locaux de la police, intimidations, menaces,
surveillance jour et nuit jusque devant mon domicile, mes téléphones sur
écoutes, etc. Durant quinze ans, en effet, je n’ai pas fait grand-chose, silence
quasi-total.
Qui a financé le tournage du film?
Le Maroc et le Canada, cela a dû coûter environ 3 millions de dollars.
Mais aujourd’hui, il est possible de remettre le film à l’affiche en Tunisie…
Non, tout le travail de la post-production a été fait dans des laboratoires à
Paris, et c’est eux qui gardent le négatif permettant d’avoir des copies. Or, je
devrais m’acquitter de trois cents mille dinars pour avoir encore une copie. Où
trouver cet argent?
Et si c’était à refaire?
(Rires) Le même film? Dans ce cas, j’ajouterais qu’en effet «Echec et Mat,
Monsieur le Président»…