La Confédération générale des Travailleurs de Tunisie (CGTT), a été créée le 3
décembre 2006, ou plutôt ressuscitée puisqu’elle existait du temps de feu Farhat
Hachad. La législation le permettait, pas l’ancien régime «avec la complicité de
la direction de l’UGTT», elle n’a donc pas pu exercer son droit. La plainte
déposée à l’encontre du gouvernement tunisien auprès de l’Organisation
internationale du travail (OIT), a été jugée recevable sans pour autant changer
quoi que ce soit sur le terrain. Prenant le relais, l’Association Mohamed Ali,
présidée par Habib Guiza, s’est lancée dans des études sur l’histoire du
syndicalisme et le monde du travail, ce qui lui a permis d’être très au fait de
ces deux importantes questions. L’étude la plus importante a été la réalisation
d’une prospective sur la Tunisie en 2040.
Pour être édifié sur la CGTT, son rôle dans l’enrichissement du paysage syndical
du pays, Habib Guiza, l’initiateur, en parle.
WMC : La CGTT est aujourd’hui opérationnelle, quelle est sa situation sur le
terrain?
Habib Guiza: A la date d’aujourd’hui, nous avons 50 syndicats et 10.000
affiliés. Tout en sachant que l’UGTT compte 300.000 affiliés sur plus de 3
millions de travailleurs dans notre pays. Voyez le gap, au moins 90% des
salariés ne sont pas syndiqués. En ce qui nous concerne, nous voulons travailler
sur ces 90%, cela ne veut pas dire que certains affiliés à l’Union Générale des
Travailleurs ne la quitteront pas pour rejoindre nos rangs… Il y en déjà qui
veulent se désolidariser de l’UGTT pour venir chez nous.
Que leur offrez-vous de plus que l’UGTT?
Tout d’abord, il faut savoir que nous ne nous inscrivons pas dans la continuité
de ce que fait l’UGTT mais plutôt dans la rupture avec ses pratiques. Nous
voulons également consacrer la pluralité syndicale dans le sens où chaque
travailleur est libre de choisir l’organisme qu’il estime être le plus
représentatif pour lui. Le pluralisme syndical existait historiquement dans
notre pays. Avant l’indépendance, nous avions deux syndicats.
Qu’est-ce qui a dicté le besoin de créer un autre syndicat alors que l’UGTT
était là?
Le modèle syndical que représentait l’UGTT n’est plus convaincant pour nous.
Dans les années 90, nous avions réalisé que nous ne pouvions plus continuer avec
l’Union générale des travailleurs. Auparavant, Habib Achour nous laissait une
large marge de manœuvre, sans parler de la dynamique syndicale qui régnait de
son temps. Même si nous n’étions pas convaincus du modèle Habib Achour, nous
pouvions quand même être assez actifs.
Suite au Congrès de la Centrale syndicale organisé à Sousse en 1989, nous avions
réalisé que nous ne pouvions plus opérer dans le cadre d’une organisation qui
d’ores et déjà était politisée avec une forte présence de l’autorité
présidentielle. Les syndicalistes étaient profondément divisés entre alliés au
pouvoir, intégristes, gauchistes et indépendants.
A l’international, il y a eu la chute du Mur de Berlin, la mondialisation,
l’apparition des nouvelles technologies et tout ce qui s’en est suivi. Il
fallait donc mettre en place une nouvelle approche quant au travail syndical et
de nouveaux concepts. La direction de l’UGTT de l’époque, avec Ismail Sahbani à
sa tête, était incapable d’assurer le passage d’une époque à une autre.
Nous avons donc pris notre distance et refusé d’adhérer à cet état de fait, d’où
l’idée de créer un nouveau syndicat. La création de l’Association Mohamed Ali a
offert un refuge aux syndicalistes marginalisés par la direction de l’UGTT,
parmi eux, il y en a qui en ont profité pour marchander leur retour au bercail.
Que reprochez-vous à l’UGTT?
Le grand problème de l’UGTT depuis qu’elle a été intégrée dans l’appareil de
l’Etat, c’est qu’elle a reproduit les méthodes de gestion de l’administration, y
perdant son autonomie et occultant les transformations produites au niveau de
l’entreprise et de la société. Elle a également œuvré à marginaliser le rôle du
syndicat dans l’entreprise. Il fallait mettre en place un modèle formé de trois
acteurs, public, privé, et coopératif pourquoi pas.
Quelles sont les relations de l’UGTT avec l’UTICA?
L’UGTT n’existe pas dans le secteur privé, son pourcentage ne dépasse pas les
10%, elle est par contre très présente dans la fonction et le secteur publics.
Après le Programme d’ajustement structurel (PAS), les fonds sont allés nourrir
le secteur privé. On n’investissait plus dans le public, ce qui explique que la
plupart des dirigeants de l’UGTT soient des retraités. Il n’y a pas de dynamique
de jeunes, de femmes, de cadres, il n’y a pas de représentativité des secteurs
promoteurs; et sur un tout autre volet, pas d’élections démocratiques. L’UGTT
est à l’image du RCD, du parti unique. C’est une reproduction du parti et de
l’Etat: le clientélisme et ce qui s’en suit.
Pour l’histoire, je me rappelle un congrès présidé par Habib Achour qui,
souhaitant calmer nos ardeurs de jeunes militants, a envoyé l’un de ses
apparentés crier «Habib Achour, Mada Al Hayet» (Habib Achour, pour la vie). Et
lui de se lever pour dire: «Jamais, il n’y a pas “de à vie, nous refusons ces
pratiques». Il s’est démarqué du PSD de l’époque. A méditer, et c’est toute la
différence entre Habib Achour, Abdesslem Jrad et Ali Romdhane.
Et alors que Ben Ali voulait continuer à être président en 2014, l’UGTT voulait
réviser l’article 10 qui stipule qu’au-delà de deux mandats, on n’avait pas le
droit à se représenter; en fait, eux aussi voulaient «leur à vie».
Sans oublier le soutien inconditionnel de l’UGTT à Ben Ali en 2009. En 2006, le
pouvoir a voulu engager avec nous des négociations pour approuver la candidature
de l’ancien président. Nous avons refusé net.
Les syndicalistes qui exprimaient des avis contraires étaient-ils tolérés au
niveau de la centrale syndicale?
Non. Bien sûr que non. En fait, pour mener tous seuls leur barque, les membres
du bureau exécutif négocient avec des groupuscules de gauche, il leur donne des
positions comme les «Patriotes démocrates», occupez-vous de la question
arabo-sioniste et laissez-nous gérer la centrale à notre manière. Quand vous
êtes un véritable syndicaliste, vous êtes automatiquement marginalisé.
Pour nous, la création de la CGTT marque la fin du monopole d’un seul syndicat,
l’Unique, le central. Le pluralisme encourage les orientations basées sur les
revendications sociales, oui, mais aussi la complémentarité entre les intérêts
des travailleurs et ceux de l’entreprise.
Mais est-ce que l’existence de deux syndicats, CGTT et UGTT au sein d’une même
entreprise, ne risque pas de faire monter les enchères au niveau des
revendications, ce qui risque de faire du tort à l’entreprise?
Aucun risque à ce niveau, les travailleurs sont obligés de trouver les compromis
nécessaires pour préserver leurs intérêts comme en Belgique, en Espagne et dans
les pays scandinaves.
Grâce à la révolution, nous avons rompu avec un système despotique, nous avons,
dans notre pays, des traditions de pluralisme syndical.
L’UGTT peut-elle faire l’objet d’un contrôle de la part d’organisations de la
société civile ou même un audit de la part de l’Etat, après tout elle fonctionne
grâce aux deniers publics et aux abonnements des affiliés?
Dans une démocratie, la transparence est de rigueur. L’UGTT doit se remettre en
question, et se débarrasser d’un lourd héritage clientéliste et magouilleur
ainsi que des groupuscules politiques.
Est-il normal que le représentant d’obédience gauchiste du syndicat du primaire
clame haut et fort qu’il peut faire tomber le gouvernement?
La CGTT sera-t-elle différente de l’UGTT dans sa conception du syndicalisme?
Nous apportons de nouveaux concepts pour ce qui est du travail syndical dans
notre pays. Nous sommes adossés à des études réalisées sur l’emploi, la
politique salariale, le dialogue et la protection sociales, le chômage, l’emploi
des jeunes et autres thématiques se rapportant au monde du travail. Nous sommes
pour la protection et la préservation des droits des travailleurs, et dans le
même temps, nous voulons être des acteurs dans la transformation sociale. Nous
voulons proposer un nouveau contrat social, qui prend en considération les
droits des travailleurs que la compétitivité de l’entreprise. L’UGTT a toujours
marginalisé l’entreprise dans sa vision, pour nous l’entreprise est la source
des richesses et des valeurs.
Les intérêts peuvent être différents, mais les compromis sont toujours
possibles, nous avons toujours travaillé sur les pactes sociaux.
Autant un syndicat défend les droits des travailleurs, autant il doit être un
partenaire.
Le syndicat de l’enseignement ne peut pas ne pas être consulté dans le choix des
programmes et des cursus scolaires, alors que le dernier de leur souci est
d’intervenir à ce niveau. Pareil pour le syndicat de la Santé.
Le syndicat est aussi un contrepouvoir, il ne peut pas faire parti du système,
or depuis Bourguiba, Habib Achour était membre du Bureau politique. Abdesslem
Jrad plébiscitait Ben Ali à tous les coups; après la révolution, il a commencé à
décider de qui devait être ministre de celui qui ne devait pas l’être.
Ceci s’appelle une déviation quant au rôle d’un syndicat qui a un rôle social et
doit avoir des revendications sociales. Il ne doit en aucun cas décider des noms
des gouverneurs et des ministres.
Le pire est cette alliance dans le cadre du Conseil supérieur de la Révolution
avec le Parti ouvrier tunisien (POCT) et les partis à tendances islamistes, ce
n’est pas sérieux et ce ne sont pas là les positions historiques de l’UGTT.
L’UGTT a assuré un rôle catastrophique pendant la révolution, elle a fait de la
surenchère, une honte.
La révolution a été faite par des milliers de jeunes diplômés chômeurs, la
famille tunisienne vit pour la réussite de ses enfants et veut vivre dans la
dignité. Elle n’a pas supporté l’injustice, la disparité sociale et l’iniquité
ainsi que l’oppression policière. Les jeunes se sont réfugiés à l’UGTT puisqu’en
face il n’y avait que le
RCD. Pendant les événements de Redeyef, l’UGTT a rejeté
et a dénoncé des jeunes, ils ont été emprisonnés. Le secrétaire général de
l’UGTT Gafsa a une entreprise de sous-traitance et l’est resté à ce jour.
Pendant la révolution, au lieu d’encadrer les jeunes comme il se doit et sans
aucune arrière-pensée, certains représentants syndicaux en ont profité pour
faire de la surenchère. Sans oublier les alliances de la centrale syndicale avec
le POCT et les intégristes. Monsieur Abid Briki, pour ceux qui ne le savent pas,
fait partie du Mouvement patriote démocrate d’extrême gauche, c’est un pur
produit bénaliste et de Sahbani. Le dernier de ses soucis est l’avenir de la
Tunisie.
L’UGTT a voulu joué le jeu de la terre brûlée dans la révolution faisant fi des
intérêts supérieurs du pays.
Comment appréhendez-vous votre travail syndical?
Nous voulons être une force de propositions et pas de destruction. Etre des
partenaires en matière de politique et de justice sociales et défendre les
principes de citoyenneté et de démocratie.
Nous voulons qu’il y ait moins de centralisation au niveau du comité exécutif et
que l’organisation syndicale soit fédératrice des représentations sectorielles
autonomes et indépendantes et pas des fédérations régionales, le pouvoir revient
au secteur.
Prenez l’exemple de l’UGTT, son comité exécutif est élu pendant 5 ans sans
aucune chance que ses réalisations soient jugées ou évaluées par quiconque. Il
représente l’instance suprême. Ce que nous proposons nous, c’est que le Congrès
élit une commission administrative de 5 ans, laquelle élit un bureau exécutif
sous son contrôle. C’est ce qui se passait à l’époque Farhat Hached, on n’avait
pas besoin d’un congrès pour révoquer un bureau incompétent ou corrompu.
Ce que nous voulons, c’est revenir aux fondements du syndicalisme moderne, nous
voulons que les ¾ de nos affiliés aient moins de 40 ans et que les femmes aient
un quota. Nous voulons affilier les cadres et ceux qui travaillent dans le
secteur informel.
Nous voulons moraliser le syndicalisme car qui ne connaît pas les pratiques de
certains décideurs au niveau de certaines représentations syndicales. Je peux
vous certifier que certains reçoivent des chèques de la part de grands patrons
pour ne pas encourager la création de cellules syndicales au sein de leurs
entreprises ou groupes; il y aurait même des tarifs pour les préavis de grève…
La corruption a gangrené l’UGTT au même titre que les organismes de l’Etat?
Je suis choqué de voir à quel point la corruption a touché les bases syndicales
au même degré que sa direction à tel point que l’on a fini par détester les
syndicalistes. Les pratiques de marchandage sont devenues tellement répandues
qu’aujourd’hui, une entreprise aussi importante que Tunisair est affiliée à la
CGTT avec d’autres, les médecins, le transport, l’agriculture, la chimie,
l’Office du Commerce et les municipalités. D’autres viendront.