Au-delà de l’aspect politique, la révolte du peuple tunisien est profondément liée aux problèmes sociaux qui ont empoisonné l’équilibre économique et social national: aggravation des inégalités sociales, mauvaise gouvernance régionale, taux de chômage important, difficultés d’accès au marché du travail, corruption, népotisme, etc. Ces problèmes sociaux, quoique relativement ressentis par l’ensemble des jeunes et moins jeunes tunisiens, étaient plus importants dans certaines régions du pays. A Sidi Bouzid, par exemple, on en dénombrait plus de 40% de diplômés chômeurs en comparaison avec 15% sur l’ensemble du territoire (officiel). Cette situation a d’ailleurs poussé Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et légumes, 26 ans, diplômé au chômage et originaire de cette ville, à s’immoler par le feu déclenchant ainsi la révolution tunisienne. Cette révolution, née dans les régions les plus déshéritées et quasiment oubliées par le pays, a fini par renverser tout le pouvoir politique longtemps en place.
Les revendications du peuple sont non seulement légitimes mais surtout honorables. Après des années d’oppression et d’oubli, ils revendiquent leur droit au travail et à une vie digne et honorable. Face à cette situation, le gouvernement transitoire a réagi en déployant certains efforts pour calmer les demandes sociales. Cependant, un constat est vite apparu: ces efforts (ou devrait-on plutôt parler de promesses) devraient être obligatoirement accompagnés par une réelle remise en question de la gouvernance de nos entreprises et de leurs politiques sociétales en général et de recrutement en particulier. En effet, ce n’est que par des efforts joints des autorités publiques et de nos entreprises que l’on pourrait contribuer à baisser les inégalités régionales et sociales et offrir ainsi la même chance à nos jeunes. La discrimination positive paraît dans ce sens comme une des options possibles permettant de réduire la fracture sociale qui a atteint un niveau alarmant.
La discrimination positive: avantages et limites
La discrimination positive socioéconomique se définit comme l’ensemble des mesures destinées à permettre le rattrapage des inégalités en favorisant un groupe d’individus ou une composante d’une société par rapport aux autres. Elle revient donc à instituer des inégalités pour promouvoir l’égalité, en accordant à certains un traitement préférentiel. Les Etats-Unis étaient le premier pays à avoir adopté ce principe durant les années 60 et 70. Le but était de favoriser l’intégration des minorités noires et hispaniques en leur donnant la priorité par rapport aux blancs dans le domaine de l’emploi et l’éducation. Ce principe a été reproduit par d’autres pays tels que le Brésil, la Malaisie, l’Inde ou encore plus récemment la France.
Les fervents défenseurs de cette politique ne cessent de souligner ses avantages. Selon eux, l’adoption de la discrimination positive permet d’accorder aux minorités qui en sont bénéficiaires une meilleure insertion dans la société. Ces populations ont ainsi plus de confiance dans l’avenir. Par ailleurs, la création de quotas à l’embauche permet à la frange de la population laissée pour compte de se créer une place sur le marché du travail. Elle permet aussi d’assurer une certaine visibilité à ces individus et contribuer à aider à changer les mentalités.
Il existe aussi des retombées positives pour l’entreprise adoptant ce principe. En effet, afin d’encourager cette pratique, les autorités instaurent souvent des avantages fiscaux aux entreprises positivement discriminantes.
En dépit de ces avantages, la discrimination positive dans le domaine de l’emploi présente aussi quelques inconvénients. En effet, bien que cette discrimination positive repose sur le principe que l’entreprise discriminante privilégie pour un même poste et à qualifications et diplômes égaux, un candidat appartenant aux minorités favorisées, elle peut avoir un effet moral dévalorisant. Il existe ainsi un risque de laisser croire que certaines personnes ont pu obtenir leur emploi par l’effet protecteur de la discrimination positive et non par leurs compétences personnelles. De plus, cette pratique va discriminer négativement d’autres personnes qui se sont vu refuser un emploi en raison de leur non appartenance au groupe minoritaire. Dans ce cas, il existe un risque de détérioration des relations entre les deux «groupes».
Par ailleurs, l’adoption par les entreprises de telle pratique peut encourager la facilité et inciter les populations discriminées positivement à se reposer sur ces quotas.
La mise en Å“uvre de la discrimination positive en Tunisie
Au regard des avantages et inconvénients liés à l’adoption de la discrimination positive, il serait intéressant que l’on envisage plus ces politiques de «traitement différentiel» en Tunisie de l’après-révolution comme des politiques temporaires, provisoires et transitoires. Cela permettrait de tirer profit de ces politiques tout en réduisant les effets pervers qui risquent d’y émaner.
En adoptant temporairement cette action, les entreprises tunisiennes discriminantes permettraient de contribuer à baisser les inégalités sociales et régionales en accordant aux groupes les plus démunis temporairement certains avantages préférentiels, par exemple par la mise en place de quotas.
L’adoption de cette pratique serait à même de permettra une réinstauration de la confiance entre le gouvernement et le peuple et nous rapprocherait du type de société qui aurait existé si nous avions toujours vécu sous un régime plus équitable.
Cette pratique serait considérée provisoirement légitime afin de «réparer les torts passés» mais devrait conduire à terme à une société plus équitable sans un réel besoin d’une quelconque représentation spécifique.
L’entreprise tunisienne et son rôle moteur dans la stabilité sociale
Pour réussir un projet d’une telle ampleur, il devrait être appuyé par le gouvernement par le biais de dispositions fiscales et financières incitatives. Notons toutefois que ces dispositions resteraient inefficaces sans une prise de conscience et un réel engagement de l’entreprise. Contribuer à la stabilité sociale du pays lui serait d’ailleurs bénéfique et lui permettrait d’assurer sa viabilité et sa performance.
Pour ce faire, il serait intéressant de redéfinir le rôle de l’entreprise tunisienne après la révolution afin qu’elle devienne plus citoyenne et socialement plus responsable. En effet, traditionnellement, les entreprises représentaient une unité économique participant à la croissance économique mais sans réels objectifs clairs de création de l’emploi, de solidarité et de protection sociale qui étaient restés des questions d’ordre politique. Se limiter, pour certaines d’entre elles, à leur rôle économique en négligeant l’aspect social a conduit, entre autres, à la fracture sociale et à l’appauvrissement des personnes peu qualifiées ou qualifiées venant de zones défavorisées.
Avec l’évolution de l’environnement économique à l’échelle nationale et internationale ainsi que les tensions socioéconomiques qu’a connues la Tunisie récemment, les entreprises locales prennent de plus en plus conscience de leur impact sur le social. En effet, outre leur finalité économique, elles permettent l’intégration des Hommes dans les sociétés, le développement des solidarités entre les Hommes et donner ainsi à chacun ses chances identiques pour compenser les inégalités de naissance.
Afin que l’entreprise tunisienne participe activement à la reconstruction du pays, il serait intéressant qu’elle intègre ces deux conceptions simultanément; elle continuera ainsi à être un acteur économique tout en devenant plus responsable socialement. Dans ce cadre, elle assurera avec l’Etat la régulation globale de la société et apportera des solutions aux dérèglements sociaux tout en tenant compte de ses contraintes financières.
Cependant, la mission de cette entreprise citoyenne socialement responsable sera parsemée d’embuches. Elle devra concilier entre un objectif financier qui est la maximisation de son profit et la réduction des coûts tout en respectant un deuxième objectif (qui peut être vu par certains comme un objectif pas forcément compatible avec le premier): la responsabilisation sociale. En instaurant le système de quota, par exemple, elle faciliterait aux diplômés issus de milieux défavorisés l’accès au marché du travail et aiderait à réduire la fracture sociale.
La discrimination positive: une solution envisageable mais non permanente
Notons que cette discrimination positive ne devrait pas devenir une solution permanente et il faudrait penser à des solutions durables à plus long terme. Le développement régional des régions défavorisées afin d’encourager les entreprises socialement responsables à s’implanter dans ces régions serait une solution à envisager. Contrairement à la discrimination positive, cette solution aura des retombées positives sur le développement régional global. Pour ce faire, l’Etat jouera son rôle dans l’amélioration des infrastructures nécessaires pour encourager la création d’entreprises dans ces localités et fera participer les élus locaux à cette initiative.
Par ailleurs, il serait intéressant que l’on instaure, à plus long terme, un système incitatif afin de sociabiliser les entreprises hésitantes.
En plus des assouplissements fiscaux, on pourrait introduire par exemple un label qui reconnaîtrait les efforts sociaux entrepris par les entreprises citoyennes. Ce label aurait un effet positif sur son image de marque et pourrait même être un élément de choix décisif pour les consommateurs. Il va de soi que l’introduction d’une labellisation requière l’implémentation d’un organisme ou d’un comité indépendant qui aura pour mission la vérification des pratiques des entreprises désireuses d’avoir ce label et qu’il y ait une stratégie de suivi pour les autres.
Cela dit, il reste beaucoup d’efforts à faire avant d’aspirer à une société plus juste socialement et à une gouvernance plus socialement responsable de nos entreprises. Ce n’est que par une réelle prise de conscience, une responsabilisation et un travail joint de l’Etat, les entreprises et la population que l’on pourrait atteindre cette équité sociale et offrir une chance à tous les jeunes.