Bien avant Zine El Abidine Ben Ali, l’Etat tunisien existait. Il existait, même si le gouvernement était un gouvernement fantoche, même si les institutions étaient marginalisées, même si les administrations étaient touchées par des pratiques peu louables et même si en matière de bonne gouvernance, nous n’étions pas les meilleurs élèves qui soient. L’Etat tunisien existait même avant Bourguiba, fondateur de la Tunisie moderne dont la Constitution remonte à 1861, première dans le monde arabe
La Tunisie était une démocratie quand les termes «demos cratos» s’appliquaient uniquement à la Grèce antique. Les Carthaginois, d’après les anciens écrits, avaient une réelle aversion contre toute idée de concentration des pouvoirs entre les mains d’une seule personne, d’où le pouvoir collégial qu’ils avaient instauré dans leur cité. Pour se prémunir contre toute velléité de pouvoir absolu, ils avaient instauré des contrôles mutuels, confiant occasionnellement la tâche exécutive, aussi bien militaire que commerciale ou diplomatique, à une «commandite» sélectionnée et contrôlée par le pouvoir collégial. La personne investie de la responsabilité de diriger assumait une mission comportant un objectif bien défini et agissait selon un modèle de type contractuel, limité dans le temps.
La révolution n’est pas née de nulle part
L’influence carthaginoise aurait-elle remonté le temps et l’espace pour inspirer les jeunes générations auteures de la révolution du 14 janvier? Mais pas seulement carthaginoise, arabo-musulmane également. En 1236, les Hafsides s’étaient affranchis des Almohades et déclarèrent leur indépendance. Abou Zakaria Al Hafsi bénéficia même du titre de l’Emir des Croyants. C’est dire à quel point l’esprit d’indépendance était et ancré dans l’histoire de la Tunisie.
Les slogans scandés par les jeunes manifestants, spontanément, revêtent ainsi de profondes significations politiques et de grandes convictions démocratiques. Lorsque des jeunes clament haut et fort «le peuple veut faire tomber le régime» («Achaabou yourid iskat Annidham»), cela exprime la force de la volonté de gouverner de et par le peuple. C’est le peuple qui veut et il faut que sa volonté soit faite. Lorsqu’on crie «plus de peur après aujourd’hui», cela implique un refus total de se faire gouverner par le bâton. Lorsqu’on crie «Dégage», c’est que celui qui n’assure pas, qui est incapable de gouverner, doit partir.
Ces slogans résument à eux seuls la révolution tunisienne et l’héritage de traditions démocratiques occultées depuis des siècles. Cela nous a ouvert les yeux, nous avons réalisé le degré de maturité du peuple tunisiens et des jeunes générations. Si ce n’est …que tout de suite après, nous nous sommes trouvés face à la dure réalité. Celle encore plus difficile à changer, celle qui touche à la dimension citoyenne de tous et un chacun, et celle-là n’est malheureusement pas évidente. Car la démocratie est également une responsabilité, ce qui implique que chaque acte, chaque mot doivent être pesés et pensés puisqu’ils entraînent des conséquences… Loin de nous l’idée de jouer aux donneurs de leçons, mais les abus, nous en avons vu, nous en voyons des tonnes…
Du “Dégage“ au “Non“ systématique…
Partant du terme «dégage» à tout bout de champ au “non“ systématique, tout devient chaotique à tel point que hauts responsables et managers sont tous tombés dans la paralysie de peur d’être «dégagés», ce qui entraîne l’immobilité des centres de décisions. Immobilité, laquelle, bien entendu a un impact sur l’évolution des affaires courantes et même pressantes du pays. C’est ce qui a d’ailleurs laissé dire à un étranger travaillant avec l’administration tunisienne que «tant qu’à changer toues les têtes, autant amener des personnes avec lesquelles nous pouvons travailler et qui peuvent prendre des décisions, car aujourd’hui, c’est la léthargie, et c’est une peur sournoise qui gère les affaires du pays»…
Dans nos rues, c’est l’anarchie. La dissolution des municipalités n’a pas arrangé les choses et a laissé le pouvoir à la rue. Une rue dans laquelle les voitures s’entassent, faisant fi des règles élémentaires en matière de code de la route, pas de parcage dans les règles et pas de respect des zones interdites. Certains officiers de police et même les militaires sont chahutés et parfois agressés sans aucun respect pour ce qu’ils représentent et en premier lieu l’autorité de l’Etat.
Les municipalités sont laissées pour comptes, pire certaines cités ne sont pas nettoyées et d’après des rumeurs, il y’aurait même des partis politiques qui se disputeraient des places à y prendre pour préparer leurs campagnes électorales.
Le “non“ systématique à toutes les tentatives d’apporter des solutions à une situation socioéconomique difficile n’arrange rien puisqu’aujourd’hui, nous nous trouvons devant des représentants de partis politiques complètement déconnectés de la réalité économique qui estiment que rien ne doit être sacrifié à leur «révolution» même s’ils n’en ont pas été les artisans…
Démocratie implique des responsabilités et des devoirs et pas seulement des droits. Lorsque l’État perd tous ses sens, il est urgent que le sens de l’État soit rétabli et c’est ce qu’a voulu mettre en avant Béji Caïd Essebsi, fraîchement désigné Premier ministre. Aujourd’hui il revient à l’Etat d’exercer l’autorité qu’il faut pour remettre sur pied un pays qui risque de couler à cause de son absence, ou de sa faiblesse sous la pression des nouvelles forces politiques et sociales. Car devons-nous rappeler les rôles premiers de l’Etat: distribuer équitablement les ressources du pays, préserver sa sécurité et sa souveraineté, stabiliser son économie et garantir la justice sociale. C’est ce que tout le monde veut, c’est ce que tout le monde attend –en tout cas une grande majorité des Tunisiens.