TRIBUNE Tunisie : Transition démocratique et transition économique

Dans la Tunisie démocratique qui commence à se construire, dans l’alchimie
ambiante qui dégage tant de fortes revendications d’équité sociale et économique
qu’une aspiration à la liberté politique et à l’alternance dans l’exercice du
pouvoir, la question de la transition économique se place en exergue. En effet,
une préoccupation majeure du devenir de la situation économique, taraude les
esprits, le souci de l’instant est de savoir quel est le système le plus
approprié en ces temps de réforme institutionnelle et politique.

Les performances économiques sont à ce jour mal en point, nous vivons un niveau
de croissance qui frôle le zéro, un état d’effervescence, des revendications
tous azimuts, une agitation sociale qui peut se comprendre par l’empressement
pour un emploi tant attendu, une meilleure répartition des richesses surtout par
ceux qui ont été trop longtemps laissés pour compte.

Certes, la Tunisie est en train de vivre une mutation profonde, elle est en
cours de se doter de nouvelles institutions, cependant ce n’est pas un pays
rentier, ses activités économiques sont tributaires d’une stabilité politique,
de la sécurité des citoyens, de la relation développée avec ses partenaires,
d’un système de production extraverti, et de la volonté laborieuse de toutes les
parties prenantes. Il lui faut donc travailler pour satisfaire les aspirations
sociales de sa population.

Soutenir uniquement la revendication politique que porte la classe moyenne et
oublier celle de justice et d’équité socioéconomique que portent les classes les
plus défavorisées conduira à de graves désillusions. Nous devons reconnaître
clairement que nous avons besoin d’une régulation assumée et efficace. La
situation que connaît la Tunisie est née d’un mélange de cupidité, de complexité
et de mauvais choix stratégiques, notamment le renforcement de l’écart régional,
une politique éducative au rabais, et un mauvais usage du capital humain
disponible.

Le problème du
chômage des diplômés peut être expliqué par plusieurs facteurs se
situant tant au niveau de l’offre que de la demande du marché du travail.
Toutefois, le phénomène peut être appréhendé aussi via le rôle joué par la
politique éducative. Cette dernière a- t- elle joué pleinement son rôle dans la
préparation des jeunes au marché du travail ou bien a-t-elle failli à sa mission
?

Dans le système éducatif de ces vingt dernières années, coexistent deux
vitesses, l’une concernant une élite puisant sa force de l’existence d’une
classe moyenne qui met tout en œuvre au prix de nombreux sacrifices pour que
leurs progénitures aient la meilleure des formations, et l’autre touche une
frange de la population plus large, livrée à elle-même, se contentant d’un
minimum d’encadrement, ou les filières de formation sont dépourvues
d’imagination (le nombre de facultés formant à la gestion dans le pays est
significatif) et subissant les aléas d’un système éducatif appauvri, où un
niveau élevé du score de réussite notamment, au bac, est utilisé comme moyen de
propagande et d’hypnose de la société. Au bout du compte, des diplômes délivrés
sont dévalorisés et en inadéquation avec le marché du travail.

La vague du néolibéralisme pratiqué en Tunisie depuis une trentaine d’années a
facilité le développement d’un entreprenariat qui, selon le secteur d’activité,
les performances sont variables, structuré essentiellement sous forme de PME,
profitant dans un premier temps d’un protectionnisme lui assurant un marché,
certes, réduit mais sans concurrence étrangère, puis touché de plein fouet par
l’ouverture du marché et la concurrence internationale, posant le problème de sa
compétitivité et subissant un marché informel, déstabilisant le marché local,
sous la protection d’une oligarchie. Cette dernière, profitant d’un système
politique corrompu et mafieux, a fait main basse sur les entreprises
privatisées, se constituant comme principal acteur de la spéculation foncière et
du développement du système bancaire et financier.

Par ailleurs, le retrait de l’Etat de l’économie, matérialisé par une forte
réduction des dépenses d’investissement dans un souci d’équilibre budgétaire,
n’a pas été suivi par une hausse de l’investissement privé. Ce dernier était
supposé créer de nouveaux emplois productifs pour contrebalancer la perte
d’emplois du secteur public et faire face à l’augmentation des jeunes arrivant
sur le marché du travail. Le monde rural a été totalement délaissé et la
libéralisation commerciale a rendu plus difficile le développement de
l’agroalimentaire et d’une industrie créatrice d’emplois qualifiés.

Arrière-pensées démagogiques et électoralistes

Ainsi, le contexte que nous vivons aujourd’hui nous offre l’opportunité de
mettre à plat nos forces et nos faiblesses afin de redresser le pays en évitant
les erreurs du passé et en capitalisant nos acquis. La question qui se pose avec
acuité est aussi celle de savoir si les forces politiques en présence
influeront, elles, dans le sens des modifications structurelles. Donc,
allons-nous vers une transition de rupture ou dans le sens d’une transition
adaptative? Dans le débat public, nous entendons souvent évoquer un système qui
se qualifie de «centre». Veut-on dire par-là un système mixte où coexiste la
libre initiative et un rôle de l’Etat, régulateur et efficace?

Donc, comment un système de libre initiative, de libéralisme appréhende-t-il les
phénomènes sociaux, les déséquilibres économiques?

A vrai dire, il convient d’emblée de rompre avec une certaine idée reçue selon
laquelle le libéralisme serait la cause de la pauvreté et les déséquilibres
régionaux. Il s’agit là d’un sophisme politique déployé bien souvent avec des
arrière-pensées démagogiques et électoralistes.

En réalité, le libéralisme a permis dans bien des cas une amélioration de la
qualité de la vie, du confort des populations, des services collectifs qui
peuvent leur être offerts. Les méfaits du libéralisme sont davantage liés aux
excès de cette doctrine dans l’économie que l’on appelle, dans les doctrines
socialistes, le capitalisme ou même l’impérialisme. Dénoncés parfois à juste
titre, ces «produits» du libéralisme ont été progressivement encadrés et régulés
dans de nombreuses sociétés.

L’ordre libéral requiert des hommes adaptés à ses exigences

Les dérives ont suscité une vive émotion et la plupart des Constitutions ont
tenté de les limiter par la consécration de droits économiques fondamentaux.
Ainsi, en France les droits économiques et sociaux figurent dans le préambule de
la Constitution de 1946 et qui fait partie intégrante du droit positif puisque
le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 s’y réfère expressément. Ces
principes de politique économique sont nécessaires au contexte présent, à
l’heure où se prépare une nouvelle Constitution pour la Tunisie.

La France n’est pas un cas isolé, nous citons la Constitution de Weimar en
Allemagne, la Constitution Yougoslave du 28 juin 1921 ou celle de l’Irlande du
1er juillet 1937.

Ainsi, les sociétés libérales se teintent d’un certain solidarisme social.

Ce phénomène marque une première évolution du libéralisme en ce sens que le
libéralisme pur et dur n’existe plus. Plus personne ne conteste la nécessité
d’une régulation de la puissance publique dans le domaine économique et social,
et une certaine solidarité doit être établie par le droit en faveur des plus
démunis. L’Etat providence était né et pouvait même se transformer en Etat du
bien-être (Welfare state).

Aujourd’hui, le libéralisme: «ne dénie à l’Etat, ni la responsabilité de
maintenir les équilibres globaux, ni le droit de financer par l’impôt des
services offerts gratuitement au public, ni le devoir de modifier par la
fiscalité ou la réglementation sociale la répartition spontanée des revenus, ni
l’obligation d’intervenir pour favoriser un secteur industriel indispensable, ou
au développement d’autres secteurs, pour ralentir ou atténuer les répercussions
humaines des changements qu’impose le progrès technique» (R. Aron)

L’ordre libéral requiert des hommes adaptés à ses exigences, en même temps que
des institutions qui le consolident, le protègent contre lui-même et contre ses
ennemis. L’économie de marché exige la protection des lois qui fixent les règles
de la concurrence, préviennent les fraudes, sanctionnent les abus, protègent les
vaincus et restreignent l’arrogance des vainqueurs. En dernière analyse, à notre
époque il existe une affinité entre toutes les formes de libéralisme:
économique, politique, intellectuel, moral.

Ceci étant, c’est à nous Tunisiens, qu’il revient de créer un nouveau système
fondé sur un libéralisme éclairé, adapté aux exigences et spécificités du pays,
ouvert sur le monde, favorable à nos traditions de partenariat que le pays a
réussi à tisser malgré les contraintes. Toutefois, ne perdons pas de vue les
fondamentaux qui sont inébranlables: s’appuyant sur l’initiative, la
responsabilité, la bonne gouvernance, les vertus qui permettent l’épanouissement
de la personne humaine. Le potentiel existe, la tâche est urgente.