Le philosophe et sociologue allemand, Jürgen Habermas, a dit: «la contribution que le pouvoir politique apporte à la fonction propre du droit, et donc à la stabilisation des attentes du comportement, consiste à produire une sécurité juridique qui permet aux destinataires du droit de calculer à la fois les conséquences de leur propre comportement et celles du comportement d’autrui». La Déclaration universelle des droits de l’Homme stipule que nous avons tous droit à une égale protection de la loi, que toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie, équitablement et publiquement, par un tribunal “indépendant et impartial”; et que nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ni exilé.
Une justice qui a toujours servi l’Etat pourrait-elle s’en affranchir facilement?
La réponse n’est pas évidente et l’indépendance de la justice ne se fera pas du jour au lendemain. Il y a quelques semaines, le décret-loi 2011-14 du 23 mars 2011 disposait dans l’article 17 que «l’organisation du pouvoir judiciaire dans toutes ses catégories, la gestion ainsi que l’exercice de ses prérogatives, se fera conformément aux lois et règlementations en vigueur».
La journée du jeudi 7 avril 2011 avait, par réaction, été décrétée journée de grève générale dans tous les tribunaux du pays en signe de protestation contre l’incapacité du ministre de la Justice à défendre l’indépendance de la justice et de la soumettre au pouvoir exécutif. Il n’y a pas eu de grèves. La justice resterait donc toujours soumise aux anciennes lois, celles qui appuient sa dépendance au pouvoir exécutif lui déniant le statut d’un pouvoir autonome et disposant de force de décision.
«La justice ou au moins une partie de la justice a toujours servi l’Etat et parfois même les intérêts des personnes. Nous n’avons jamais connu une justice indépendante en Tunisie. L’ironie du sort c’est que ceux qui s’en sont servis auparavant pour leurs intérêts en sont les premières victimes aujourd’hui», observe Me Bochra Belhadj Hamida qui ajoute: «Ce que nous oublions c’est que, par la force même du texte, nous avons fait en sorte que la justice soit dépendante de l’Etat d’un point de vue institutionnel. Les textes légaux organisant le Conseil supérieur de la Magistrature sont du fait du ministère de la Justice».
Tout comme le Département de la Justice s’est toujours débrouillé pour mettre aux premiers postes et dans tous les tribunaux ses propres hommes. Au pénal comme au civil, ce qui a privé les juges intègres d’exercer aux mieux leur rôle.
L’état d’affaiblissement du corps de la magistrature explique-t-il la situation de la justice aujourd’hui? A ce jour, rien n’a été réalisé dans l’intérêt de la magistrature, le statut serait en cours de préparation et l’amélioration de la situation matérielle des juges tunisiens n’est pas encore à l’ordre du jour, sachant qu’ils sont les moins payés de par le monde. «Et qu’on ne dise pas que c’est parce que le gouvernement est provisoire, le prétexte ne tient pas puisqu’il y a des décisions encore plus importantes qui ont été quand même prises», explique Me Ben Hamida.
Commencer par faire le ménage chez soi
«J’ai la nette impression que nos juges et magistrats ne sont pas encore prêts à assurer leur rôle après la date déterminante du 14 janvier qui marque un tournant dans l’histoire de la Tunisie, affirme Me Anouar Safraoui. Nos juges ont été pris au dépourvu et n’imaginaient pas qu’ils pouvaient trouver devant eux des prévenus comme Kallel, Abdelwaheb Abdallah, ou Addelaziz Ben Dhia ainsi que d’autres personnalités de l’ancien régime. Le manque de préparation expliquerait peut-être le fait que la justice ait été expéditive, du moins de point de vue procédural, dans le cas de la dissolution du RCD». Pour Me Safraoui, il aurait fallu commencer par réorganiser le secteur et par classer les priorités dans l’ordre. Tout d’abord, au niveau du ministère qui aurait dû commencer par assainir son propre département de ceux qui se sont adonnés à des pratiques douteuses et corrompues. Un haut responsable nommé au poste de directeur des affaires pénales aurait approuvé le fait qu’on mette sur écoute un prisonnier et son avocat. Il aurait même exploité les confidences du prévenu pour les transmettre au procureur de la République qui a procédé à des arrestations. La procédure suivie sur le plan légal pour licencier 6 juges après le 14 janvier, serait pour sa part discutable.
«La justice est à l’image du pays, elle est telle que se la représente la société. Et les changements profonds que vit notre pays depuis des mois n’y ont rien changé. Nombre de nos juges ont suivi la logique de la vengeance autant que nos avocats. Il est difficile de travailler sur les mentalités, de grands efforts doivent être déployés pour changer la manière d’appréhender, de voir et de juger les choses. Nombre d’entre nous ont été formatés par l’ancien régime», précise Me Ramzi Jebabli. Pour illustrer cette idée: la principale matière que l’on enseigne aux juges est relative à la fiscalité. Ce qui s’expliquerait peut-être par les orientations économiques libérales du pays. Le Code des procédures est celui auquel on accorde le moins de temps alors que c’est le code où il est question de droits de l’homme.
Un juge n’a pas le droit d’être populiste
Aujourd’hui, les juges croient-ils aux procès équitables, à la suprématie de la loi, aux droits de la défense? N’est-il pas temps, pour ces juges qui, par omission, par peur, par indifférence ou tout simplement parce qu’impliqués, n’ont pas protesté contre l’iniquité, les procès fabriqués de toutes pièces, la torture dans les prisons, de se racheter? N’est-il pas temps pour eux de faire leur mea culpa pour pouvoir se consacrer ensuite à la reconstruction d’une nouvelle justice pour une nouvelle Tunisie?
Et surtout ne doivent-ils pas, par respect pour leur rôle dans la préservation du droit et leur loyauté envers la suprématie de la loi, se démarquer de la politique? Par le fait même que la magistrature et les avocats ont embrassé la politique, n’ont-ils pas abandonné une mission encore plus importante, celle de la concrétisation de la justice une et indivisible pour tout et un chacun? Est-il normal que les juges fassent partie du Conseil de protection de la révolution, ou de l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la Révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique?
Tous ces procès qui se déroulent sous nos yeux et dans lesquels la pression populaire, celle de la rue, des partis, et même de personnalités publiques pèse de tout son poids arguant d’une soi-disant légitimité révolutionnaire, ne représentent-ils pas la plus grande atteinte à l’indépendance de la justice et à son esprit même? Une justice que nous rêvons et que nous ambitionnons.
Conséquence: ceux des juges qui veulent assurer auraient peur de la colère de la rue et très souvent de leurs collègues. Où est donc passé le principe sacrosaint de cité dans la Déclaration universelle des droits de l’homme: «Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans la monde, considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme»?
La plus haute aspiration de la Tunisie aujourd’hui n’est-elle pas celle de briser le mur de la peur?.