Convertie en salle de meeting, la principale salle des fêtes de Hammamet est en effervescence. Son propriétaire avait initialement refusé de la louer pour abriter le meeting politique d’Ennahdha. Un meeting réussi qui a mobilisé du monde. Alors que la fête, parfaitement orchestrée, battait son plein, des cris de contestations s’élevaient dehors. On scandait «Ghannouchi dégage».
9h00. La salle est déjà pleine. Un gigantesque drapeau tunisien orne le mur de l’entrée de différentes banderoles à l’effigie des martyrs de la révolution avec une pensée spéciale pour Z. Souissi, tombé sous les feux de la répression durant la révolution dans l’une des villes les plus touristiques du pays. «Et pourtant, il est de gauche. Ils s’approprient tous les symboles de la révolution ces nahdhaouis. Si Souissi les entendait, il se retournerait dans sa tombe!», ne peut s’empêcher de lâcher un des amis du défunt, présent à ce premier meeting organisé par le bureau d’Ennahdha de Hammamet.
La salle est archicomble, le service d’ordre composé d’hommes et de femmes est efficace et affable. A l’entrée, on vend des livres et des K7 du Coran. La troupe musicale «El Karama» chauffe la salle et l’assistance ne peut ignorer une immense pancarte qui résume le parcours d’Ennahdha avec ses 100 martyrs, ses 150.000 personnes qui ont souffert de la répression, ses 90 prisonnières… Sur l’estrade, des compositions florales sont posées sur la table qui réunit quelques figures incontournables du mouvement désormais parti politique reconnu. Celle-ci est habillée d’une banderole «Tunisie, terre d’accueil et carrefour des civilisations».
Acte I
10h00: Ayed Manari, représentant du parti à Hammamet, prend la parole. Il revient en détails sur les difficultés qu’il a eues à organiser ce meeting. «Certaines rumeurs prétendent qu’Ennahdha est un danger pour le tourisme pour affoler la population. Ceci est faux et archifaux. Notre vision en est seulement beaucoup plus grande. A cet effet, une déclaration pour appeler à soutenir une saison touristique plus florissante sera lue durant la cérémonie». Un appel qui invite «les vacanciers pour séjourner et organiser des conférences et des séminaires et de prendre toutes les mesures nécessaires pour parvenir à une saison de floraison touristique» est lu en français, anglais, allemand et arabe. Reste que les MICE c’est un secteur très complexe qui répondra difficilement à un appel aussi fervent soit-il!
Ce type de déclaration est censé rassurer Ahmed B et ses semblables. Travaillant dans le tourisme, le quinquagénaire est en plein désarroi: «Je vis à Hammamet et fais mes prières tous les jours. J’ai envie d’adhérer au parti mais j’ai peur pour mon gagne-pain. Qu’allez-vous faire pour le tourisme? Qui me garantit que vous n’allez pas resserrer l’étau? Qui me garantit que votre activisme ne va pas faire des dégâts? Qui me dit que votre accession au pouvoir ne va pas avoir raison d’un secteur qui fait vivre ma ville?».
Il faut préciser qu’une levée de boucliers s’est dressée contre la venue de Rached Ghannouchi dans la ville du jasmin. «Où était-il quand la vie était intenable à cause de la famille régnante à Hammamet? Il était où lorsque l’on confisquait les biens des gens? Il était où quand on ne pouvait plus aller se baigner? Il était où quand les jeunes ne pouvaient plus jouer au football sur la plage?… Pourquoi vient-il maintenant? On ne veut pas de lui…», crie toute en passion Nadia M., 30 ans, opératrice dans la restauration rapide.
Cet avis, que des centaines de manifestant réunis devant la salle du meeting en brandissant des panneaux où l’on lit: «Ghannouchi dégage», «Ghannouchi combien de femmes as-tu?», «Je suis étrangère et vis en Tunisie, que pensez-vous de la multiculture tunisienne?», «Je suis musulman et Ghannouchi ne me représente pas»… semblent partagés. Une famille entière de restaurateurs participe à la manifestation avec entre autres Mourad, un jeune de 25 ans qui ne décolère pas. Il se déclare «contre ce modèle passéiste et rétrograde pour mon pays. Je ferais tout mon possible pour faire barrage à ceux qui veulent tirer la Tunisien en arrière. Ce parti politique triche. Il y a peu de Hammamettois dans la salle. Ils amènent les gens en bus. Regardez, il y a 5 à 6 bus remplis de militants qui accompagnent toutes les apparitions publiques du Cheikh. D’où vient cet argent? Comment financent-ils leur parti?».
Des questions qui restent en suspens tant que la loi sur le financement des partis n’est pas encore au point. La précision de l’organisation et les moyens mis au service de ce meeting laissent pantois RD, militant du MDS qui reconnaît que ceux-ci dépassent la capacité de tous les partis politiques, même réunis, dans la région. D’ailleurs, RD est d’autant plus dépité qu’il fait partie de l’opposition légale largement discréditée, accusée d’avoir joué le jeu de Ben Ali durant plus de vingt ans. «Il n’y a pas qu’eux qui ont souffert du régime, tous ceux qui ont protesté ont vécu la même situation mais il faut reconnaître que la force d’Ennahdha réside dans le fait qu’ils ont été totalement écartés du pouvoir et de la vie politique. Ce sont les seuls qui se targuent d’une certaine forme de pureté n’ayant jamais été ni associés ni instrumentalisés ou faire valoir du régime déchu. Les gens vomissent le RCD et ses militants. J’en vois d’ailleurs quelques uns dans la salle».
Entre temps, ces perceptions sont évidement contestées par les nombreux partisans du parti. «Quand bien même il y a 5 ou 6 bus, ce ne sont que 300 ou 350 personnes, alors que le comité d’organisation a tablé sur une mise en place pour 4.000 personnes», précise-t-on du côté des organisateurs. Bien entendu, ces derniers accusent ceux qui sont dehors de n’être ni Hammamettois ni honnêtes en discréditant de cette façon la base populaire d’Ennahdha dans la ville.
Le régionalisme, le tribalisme, le machisme et tant d’autres animosités refont surface en Tunisie. Ils traduisent les nombreux malaises dont souffre la société. En cette période de transition démocratique, ces comportements peuvent augurer d’une période houleuse à venir si ce genre de pratiques se généralise lors de la campagne électorale. D’ailleurs, de nombreux partis politiques ont été empêchés de tenir leurs réunions dans différentes régions du pays indépendamment de leur bord idéologique.
Pour en revenir à Ennahdha et depuis le grand meeting de Sfax, les passages de R. Ghannouchi sont de plus en plus chahutés. Quelques heures plus tard, Kélibia fera le même accueil mitigé au Cheikh que la ville du jasmin. Un accueil que Brahim, chauffeur de taxi, considère plus comme un affront: «Ce n’est vraiment pas correct de venir manifester et gâcher une belle journée pour des gens qui se sont autant investis dans la révolution et la lutte contre Ben Ali. Ces contestataires n’ont aucun droit d’être là!». Sans parvenir à rester calme, il lâche une invitation à les repousser. Cette proposition est aussitôt tempérée par Makram M., professeur d’anglais: «Ils sont libres d’exprimer leurs avis, mais c’est aux médias d’être plus justes. Nous ne sommes invités qu’au titre d’accusés et devons toujours nous justifier. La Tunisie est une, alors, arrêtez de jouer à cette islamophobie. Vous ne vous rendez pas compte qu’à ce jeu, vous parlez que de nous et vous nous faites de la publicité!».
Sur le terrain, cela se confirme effectivement. Les médias tunisiens et étrangers couvrent plus facilement les activités du parti Ennahdha que celles des autres partis politiques. Cela contribue à asseoir encore plus leur notoriété et les poussent à se comporter comme s’ils avaient déjà gagné, comme s’ils étaient la seule force du pays.
Dépité, un militant de gauche avoue tenter de rallier sa fille sur la liste de son parti pour respecter le principe de la parité. Sans succès. Professeur agrégée en droit, la jeune femme ne veut pas se joindre aux «loosers». Elle veut se rallier à Ennahdha par «calcul politique. A force de faire croire qu’ils sont les plus forts, ils rallient de plus en plus de monde», résume-t-il avec peine.
Acte II
10h30. Retour dans la salle. Les militants du parti se succèdent sur l’estrade. Lorsque le Cheikh Chourou prend la parole, la salle est en émoi. Les 18 ans qu’a passés cet homme en prison et toute la souffrance qu’il y a enduré sont encore visibles sur son visage. Il passe en revue toute l’histoire du mouvement et de la Tunisie. On se doute des souvenirs plus personnels qui doivent lui revenir en mémoire.
Avec Ahmed Gaaloul, c’est une autre version d’une même histoire qui se déroule devant les yeux d’une assistance totalement acquise. L’exil avec son lot d’interdictions de revenir au pays d’enterrer ses parents… Aujourd’hui, l’une des jeunes têtes pensantes du parti ne rêve que de la Tunisie de demain. Un Tunisie qu’il a dû bâtir plusieurs fois dans sa tête en vivant à Londres.
11h00, c’est au tour d’Abdelkarim Haroubi, ex-président de l’UGTE qui rend hommage aux femmes tunisiennes qui font front depuis la colonisation à la révolution. Nettement plus politique, son discours provoque même des pleurs dans l’assistance. Les femmes à qui il rend hommage ne contiennent plus leurs larmes. Ce sont elles les nouvelles cartes maitresses d’Ennahdha si le projet pour la parité est confirmé. «Nous avons beaucoup de femmes dans notre parti», dit-il.
Sauf qu’elles ne sont pas encore suffisamment entraînées au discours politique comme le témoigne l’intervention d’une militante qui dessert justement la cause qu’elle veut servir en s’appuyant sur l’argument qui tue. «L’agent qui a giflé Bouazizi n’est-il pas une femme?». D’ici la campagne et au rythme où se déroulent les meetings, gageons qu’elles seront nettement plus percutantes.
11h30. Le cheikh Rached Ghannouchi habillé d’un costume gris clair arrive dans la salle. Celle–ci s’enflamme et chante à nouveau l’hymne national. Avec une éloquence incontestable et quelques pics d’humour, le cheikh fera un discours bien châtié. Il posera les questions qui gênent comme: «Les biens du président déchu et sa famille ont fondu en Suisse. De 600, il ne reste que 60 millions de dollars. Qui a laissé faire? Qui est en train de pousser la population inquiète à regretter la révolution? L’islamophobie et la politique de la terreur étaient le fonds de commerce de Ben Ali, qui continue à l’alimenter? Qui a tiré sur nos enfants? Qui a tué Z. Souissi? Qui prétend que nous sommes contre le Code du Statut Personnel, le tourisme ou la parité?».
La liste des interrogations de R. Ghannouchi est interminable et judicieuse. La liste de ses réponses et propositions est tout autant interminable et un peu moins judicieuse, selon que l’on partage son avis ou pas. Selon aussi que l’on apprécie ou pas la force de ses propositions.
Vers la fin du meeting, le Cheikh affirme que «la famille tunisienne est en train de vieillir et qu’un taux effrayant de divorces la frappe. A cet effet, le parti va organiser des mariages groupés». Concernant le tourisme, il affirme que ni «l’islam ni la révolution ne représentent une menace pour le tourisme», vantant entre autres les mérites d’un tourisme plus culturel ou religieux à développer autour de Kairouan et de Saint Augustin le Tunisien. Le cheikh précise aussi que «la période actuelle est bien celle de la construction, ce qui commande à tous de faire front contre les courants rétrogrades qui tentent de saper le processus de production et de détruire les usines».
Pour le moment, Mourad, Romdhane, Ahmed et Nadia, comme beaucoup de Tunisiens, partagent parfaitement ce dernier avis du cheikh mais ont des attentes importantes et différentes en fonction de leurs diverses réalités. Ils observent la vie politique frémissante en Tunisie et sont dans l’expectative de propositions concrètes pour résorber le chômage et lancer la machine économique. Des propositions que le parti Ennahdha ne se décide pas à faire. Du moins, pas encore.
Reste qu’aujourd’hui, une majorité de Tunisiens se demande si un parti islamique venait à gouverner le pays qui garantirait une interprétation moderne et tolérante de l’islam. Qui garantirait la question de la démocratie en Tunisie, devenue une «vraie terre d’islam» selon les valeurs de la charia que veut appliquer Ennahdha?
A Sfax, ville nettement moins touristique que Hammamet, le discours de Rached Ghannouchi a été jugé trop modéré. Les discours s’adaptent ou pas aux réalités économiques et sociales des différentes régions et attentes de la population tunisienne. Voilà tout l’enjeu pour le pays qui devient un laboratoire que le monde entier observe. Un modèle qui portera soit vers un avenir meilleur soit à nouveau vers le népotisme.