J’étais au rayon des fromages, et la vendeuse discutait tranquillement avec sa
collègue. J’ai dû attendre, la regarder maintes fois, dire bonjour très poliment
et avec le sourire, pour qu’enfin elle se retourne et me fasse la grimace
habituelle. Sans dire un mot, elle m’a regardée, normalement dans ce cas elle me
demande ce que je voudrais prendre, mais non, c’est moi qui parle, «Brabi, stp…
je voudrais ça et ça, 100g….etc.» avec le sourire. Elle avait les gestes lourds,
le regard terne et limite en colère. Et ca continue comme ça. Jusqu’au passage
en caisse, où c’est toujours moi qui dis bonjour avec le sourire, et ça me fait
bizarre qu’on ne me réponde même pas. Peut-être juste un petit clin d’œil
histoire de dire «c’est bon j’ai entendu, vas y passe…!».
La culture du service, on l’a ou on ne l’a pas. Que ce soit dans les
hypermarchés pour faire les courses, ou dans les boutiques de prêt-à-porter, de
jouets, dans les pharmacies, ou n’importe quel point de vente,… elles, ou ils,
font toujours la gueule! On dirait qu’ils sont en colère contre moi, le client.
On dirait que je demande la charité. On dirait qu’ils me reprochent à moi,
client, tous les malheurs de leur vie. Oui, c’est bien du personnel d’interface
que je parle.
C’est fou quand même qu’en Tunisie, nous ayons toujours ce problème. Les
circuits de distribution se sont modernisés, nous avons des magasins chics et
luxueux un peu partout, mais toujours du personnel, de la force de vente, qui
est tellement non professionnelle.
Qui sont ces personnes? Pourquoi ne sont-elles pas «épanouies» dans leur
travail? Quelle formation ont-elles eu? Quelles sont les conditions de travail,
réelles, dans ce métier? Beaucoup de questions se posent, en espérant comprendre
pourquoi il n’y a pas cette fameuse culture du service aujourd’hui en Tunisie.
Mais plus loin que ça, nous sommes quand même un pays de tradition commerciale,
depuis l’antiquité même. Et dans la médina par exemple, on voit des gens plutôt
«épanouis» dans ce qu’ils font, des gens qui font ce métier de père en fils, et
qui servent le client avec le sourire, parce qu’ils aiment ça.
Dans les centres commerciaux, et dans la plupart des boutiques de la ville, en
général, il s’agit de jeunes filles et de jeunes garçons qui n’ont pas terminé
leurs études, qui viennent de milieux plutôt défavorisés, et qui se retrouvent à
travailler dans des conditions indécentes, proprement indécentes. Debout 12h
d’affilée, souvent pas de pause déjeuner, ou presque. Une fois j’étais dans un
magasin et la vendeuse mangeait tranquillement son sandwich, et quand je lui ai
demandé de m’aider pour trouver ma taille, elle m’a sèchement répondue «Tu ne
vois pas que je mange…?».
– «Bon ben… oui, je suis désolée…vous pourriez peut-être manger pendant votre
pause déjeuner…pas au milieu des heures de travail…!».
– «On n’en a pas de pause déjeuner madame, on est pas cadres dans une banque
voyez-vous…, c’est un métier de merde, ema allaghaleb, khobza».
Excusez le vocabulaire, mais je voulais rapporter les propos tels qu’ils sont,
tellement ça m’a choquée au début. Mais aussi tellement c’était révélateur des
conditions réellement indécentes dans les quelles travaillent ces gens, et avec
lesquelles il est normal qu’il n’y ait plus vraiment de dignité attachée à ce
métier. Les salaires, n’en parlons même pas. C’est entre 200 et 300 d. Au vu du
coût de la vie, je ne vois pas comment ces personnes peuvent vivre, décemment.
Beaucoup de problèmes sont reliés au métier de l’interface et de la vente en
Tunisie. C’est un métier très mal payé. Rares sont les exceptions, et on les
trouve en général dans les grandes enseignes internationales, de prêt-à-porter
par exemple, dans les centre commerciaux de la banlieue.
Mais le problème majeur se situe, à mon avis, en amont. Ce métier n’est pas
valorisé, que ce soit par le personnel d’interface lui-même, ou par la société
en général. C’est bien à cela que la vendeuse faisait allusion en se comparant
au personnel d’une banque, et ce n’est pas un hasard. La banque c’est d’abord
bien payé. Ensuite, c’est très structuré et formalisé, les gens savent
exactement ce qu’ils ont à faire et comment ils doivent le faire. Ensuite, la
banque c’est un des métiers les plus valorisants, aux yeux de la société.
Le problème de la valorisation du métier de la vente et de l’interface est dû
peut être, à ce qu’il n’y ait pas de formation réellement qualifiante, qui
dispose un réel savoir faire. Le savoir-faire enseigné dans des lieux et des
structures dédiés, est un premier gage de la valorisation de ce métier. C’est
une reconnaissance implicite (en termes d’estime de soi) et explicite (avec le
diplôme en main!) que la personne située à l’interface avec le client, dispose
de connaissances réelles, qu’elle fait un travail important, et qui apporte sa
valeur ajoutée à l’entreprise en général. La question des conditions de travail
et des salaires vient en deuxième lieu.
Il faut absolument formaliser (établir des règles, standardiser les tâches,
etc.) et structurer ce métier. Il faut lui attribuer une structure de formation
dédiée, et qualifiante pour l’emploi. Ce que font par ailleurs les enseignes
internationales…
J’ai remarqué à quel point la vendeuse était professionnelle dans un magasin
d’une marque internationale, et je n’ai pas pu m’empêcher de lui poser la
question… «Comment ça se fait que vous êtes aussi aimable… ça doit être votre
nature?»
-«Non madame, c’est dans la charte de la marque, nous avons des règles à
respecter, dont par exemple: regard aimable…»
-«Ah bon! Carrément, regard… aimable?»
-«Oui bien sûr, mais aussi beaucoup de choses, comme dire bonjour le premier et
avec le sourire, maquillage discret, pas de talons aiguilles, respecter une
certaine distance avec le client (ne pas le coller que ce soit pour le
surveiller… on ne sait jamais il peut voler quelque chose! Ou alors pour
l’harceler, littéralement, afin qu’il achète!)…».
Voilà ce qu’on appelle formaliser et structurer un métier. Le vendeur se sentira
alors investi d’une mission, il se sent dépositaire d’un savoir-faire. Et il
sera fier de l’exercer. On lui a expliqué que c’est lui le premier vecteur de
communication de la marque. Il est décemment payé, et il a une fiche de paie,
avec des primes selon les ventes réalisées.
A défaut d’une réelle prise de conscience, du côté des chefs d’entreprise, comme
du côté des pouvoirs publics, de l’importance de ces mesures de valorisation des
métiers de l’interface, on ne pourra pas parler de culture du service en
Tunisie..
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