17% de taux de croissance en 1972. Cela paraît presque surréaliste aujourd’hui dans notre pays, et pourtant c’est arrivé. Les années 80 ont annoncé le début de la fin du régime Bourguiba, une lutte acharnée contre le pouvoir et une banqueroute qui allait faire passer Ben Ali comme un sauveur.
Rétrospective dans la Tunisie des années 70/80 avec pour témoin de l’histoire, Mansour Moalla, l’un des économistes les plus brillants de la Tunisie du 20ème siècle.
Entretien.
WMC: Cette économie que nous avons vécue pendant 20 ans était-elle un miracle ou un mirage?
Mansour Moalla : L’économie tunisienne a été maltraitée depuis des décennies, elle a subi des chocs extraordinaires. Elle a été perturbée pendant 10 ans par les opérations de collectivisation, nous avons perdu un temps fou à faire et à défaire ce que nous mettions en place. Parce que tout est improvisé. La politique instituant les coopératives a été faite hors la loi. Ce que j’avais voulu faire à l’époque avec Ahmed Ben Salah était de la légaliser en lui donnant un cadre précis. Cela a échoué, je n’ai pas été écouté, je suis parti. Même quand nous voulons faire du social, il faut que ce soit fait dans un cadre légal. Si la Tunisie était organisée politiquement, administrativement et physiquement, elle aurait été aujourd’hui au niveau de la Corée du Sud.
L’économie est très sensible aux bouleversements. L’union avortée avec la Lybie nous a également fait du tort. L’idée était géniale, parce que Bourguiba, en vieux routier de la politique et visionnaire, voyait l’intérêt d’une telle union pour renforcer la Tunisie, économiquement et politiquement. Il se disait que le pays allait être coincé entre l’Algérie et Libye. Deux colosses qui l’encerclent. Il pensait que le Maghreb arabe ne se fera pas tant qu’il y aura une disproportion de forces. L’union tuniso-libyenne pouvait les rééquilibrer. Mais cela a échoué à cause de la lutte pour la succession. Il y avait d’une part Nouira et d’autre part Masmoudi. Nouira avait pris pour prétexte l’absence du mode de référendum dans la constitution et énoncé dans la déclaration de Djerba, pour déclarer l’accord non conforme. Kadhafi, à l’époque, était demandeur et c’est parce que tout le monde l’a rejeté qu’il est devenu ce qu’il est. Nous n’avions pas eu la finesse nécessaire pour le tunisifier.
Ben Ali a pris la Tunisie, alors qu’économiquement elle était à plat, les fondamentaux économiques étaient nuls, et il nous a fait croire qu’il était le sauveur. Comment cela a-t-il pu être fait?
La Tunisie souffrait plus d’une faillite politique qu’économique parce qu’à partir de 1983, la dégradation avait commencé. En 1984, il y a eu la révolte du pain, en 1985/86, Bourguiba ne contrôlait plus grand-chose. Mzali, voulant absolument succéder à Bourguiba et a pris les mauvaises décisions, des augmentations de salaires, des crédits, des mesures qui annonçaient la faillite du pays. Je l’ai accompagné en 82/83 et à partir de 84, je voyais la catastrophe venir, je lui avais dit, nous ne pouvons plus continuer comme ça, nous allons à la banqueroute et c’est ce qui est arrivé. La raison en est que le système de gouvernance était défaillant. Une économie ne peut pas se développer dans un système de gouvernance chaotique. Il existe une symbiose entre le politique et l’économique. Si le politique marche, l’économie marche. A l’époque, la bataille de la succession battait son plein et personne ne se préoccupait d’économie.
Les années 70 affirmant le processus libéral de l’économie tunisienne l’ont quand même renforcé. Pourquoi n’avons- nous pas pu continuer sur cette lancée?
Entre 1970 et 1974, nous avons eu les quatre années les plus prospères depuis l’indépendance. En 1972, nous avons réalisé 17% de taux de croissance. Hédi Nouira était Premier ministre, j’étais ministre du Plan. Je suis allé le voir pour lui annoncer la bonne nouvelle, il a failli me renvoyer de son bureau, tant cela lui paraissait impensable et nous avons dû mettre dans le budget économique que nous avions réalisé juste 12% de croissance pour ne pas paraître trop démagogique…
En 1982, nous avons eu un taux d’inflation de 14%, ce qui ne s’est jamais produit. Il y avait la pression syndicale, et quand nous avions transmis l’information à la présidence, on nous a traités de prophètes de malheur.
Pour revenir à une époque plus récente, comment pouvons-nous expliquer cet état d’hypnose dans lequel nous a maintenus Ben Ali pendant 23 ans, nous faisant croire qu’il est le sauveur du pays et de l’économie?
En ce qui me concerne, j’ai toujours été convaincu que Ben Ali n’est pas un sauveur. Il faisait tout juste de l’habillage. L’économie était dans un mauvais état. Et lui, aux premières années de son règne, a eu non seulement l’adhésion populaire mais celle des élites avec deux présidents de la Ligue des droits de l’homme dans son gouvernement, dont l’un pendant 15 ans. Quand il a commencé sa bataille contre les islamistes, cela avait plu à une grande partie de la population qui avait peur des intégristes.
Jusqu’en 1986, le Sahel seul gouvernait le pays, ce qui a suscité les inimités des autres régions et a épuisé les Sahéliens eux-mêmes entraînés dans une lutte sans merci pour le pouvoir. Ils étaient à la recherche d’un sauveur et Bourguiba à la recherche d’un homme fort. Parce qu’elle a apporté la stabilité politique au pays, la première période Ben Ali a pu paraître positive pour l’économie. Ce n’est que quand la corruption acharnée est devenue généralisée que la vérité a éclaté.
Et vous aviez été le premier à dénoncer la corruption et à parler de gouvernance. Vous en avez payé le prix. Comment peut-on leurrer le monde à ce point ? Comment peut-on construire autant d’autoroutes, faire semblant de consolider les infrastructures et appauvrir autant les régions?
Le développement rural a démarré en 1970 en Tunisie avec 5 millions de dinars. Toutes les administrations centrales étaient contre nous, allant jusqu’à nous accuser de «gaspillage et de saupoudrage». Il a fallu que j’assiste à une réunion du Fonds monétaire et de la Banque mondiale, dans laquelle, le président de la BM, Mac Namara, a parlé de développement rural. J’ai pris la motion et je l’ai soumise au conseil des ministres, leur disant qu’ils sont la caution de la Banque mondiale. Quand je suis parti du gouvernement en 1982, nous avions atteint 200 MDT pour le développement rural. Alors ce Fonds 26/26, je ne sais pas d’où il est sorti et ce qu’il a fait; d’ailleurs, je n’ai jamais compris pourquoi ce chiffre.
Mauvais choix, corruption, malversation, spoliations de biens publics. Comment le pays a pu tenir pendant tout ce temps alors que l’économie, c’est du concret, et sachant que les agences de notations attribuaient à la Tunisie de bonnes notes?
Il faut reconnaître quand même que dans la période Ben Ali, la Tunisie a fait du 4 à 5% de taux de croissance économique. Ce rythme a été jugé positif alors qu’il ne l’est pas autant. Il y a eu, d’autre part, le problème de l’éducation, des diplômés du supérieur et du taux élevé de chômage. Dans les années 70, la plus grande partie des chômeurs avaient le niveau du primaire, maintenant ceux-là sont de 6% seulement. La grande masse de chômeurs provient quasiment des universités. Le système éducatif a été complètement négligé, on lui a enlevé son aura.
En Tunisie, l’Université Dauphine est appelée Tunis-Dauphine, nous ne savons pas si c’est une université ou un marchand de meubles. On a interdit aux universités privées l’usage de l’appellation «université». En fait, on a isolé le système éducatif de la réalité du marché et de ses exigences pour ce qui est de la nature et de la qualité de la main-d’œuvre. Le système éducatif est une usine à chômage. En 1972/74, il y avait 100.000 enfants qui sortaient de la 6ème année primaire et revenaient à la rue. Ils revenaient à l’analphabétisme. L’école de base devait servir au moins à préserver les jeunes de l’analphabétisme. Nous avons voulu continuer dans le secondaire en rendant le cursus plus malléable parce que le système éducatif et le système économique s’ignoraient. Ils se retournaient le dos. Les programmes de l’éducation nationale bougeaient très peu sauf dans ce qui est formes pédagogiques, certains voulaient plus d’arabe, d’autres non, mais dans le fond, rien ne bougeait.
Ce que nous voulions, c’était de créer des collèges de 4 ans après l’école de base qui soient en étroite relation avec les entreprises et consacrant une partie de la scolarité dans les entreprises sous forme de stage pour que les jeunes s’imprègnent des problèmes économiques.
Ensuite, c’était au tour des universités qui devaient être indépendantes, autonomes et créatives, de telle sorte qu’un jeune puisse s’adapter à celle qui corresponde le mieux à son profil. Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est un système éducatif, uniforme, comprenant les mêmes cursus, aucune adaptation aux spécificités régionales, ni au marché du travail. C’est une offre standardisée caractérisée par une étanchéité avec le monde extérieur.
Les premières générations de Tunisiens ont la chance d’étudier en Europe. Mais il est regrettable de voir des jeunes qui ne quittent pas Monastir, Sfax ou Gafsa. Si ce n’est la télévision ou le Net, ils ne sauront pas ce qui se passe en dehors de leurs gouvernorats.
Il y a un autre problème, celui de la langue, un petit pays comme la Tunisie doit être multilingue.
J’avais suggéré l’anglais en tant que langue principale à Bourguiba, mais il n’en voulait pas. Nous pouvions pourtant concevoir des institutions scolaires, les unes en arabe/anglais et les autres en arabe/français. En France, l’Institut Pasteur publie en anglais pour être lu à l’étranger.
L’éducation est un secteur clé, d’ailleurs le meilleur système d’éducation se trouve en Finlande, parce qu’ils n’abandonnent pas l’enfant, il est accompagné tout au long de son cursus scolaire.
Mais n’est-ce pas coûteux comme système?
Le nôtre l’est autant. Un chiffre m’a frappé: dans le primaire, les abandons et les redoublements coûtent trois fois plus que les élèves qui font zéro faute.
Comment évaluez-vous les choix économiques en matière de finances, d’industrie de la Tunisie depuis les années 80?
Je n’ai pas vu beaucoup de valeur ajoutée. Le système bancaire doit être révolutionné. Nous avions des banques commerciales, et d’autres de développement, telle la BDET qui a aujourd’hui disparu. En 1980, nous avions créé avec les pays du Golfe 4 banques de développement de 100 MDT, le dinar, à l’époque, valait 2,4 dollars. Ces banques devaient avoir des ressources, à la place, elles ont été bloquées. On a fusionné la BDET avec la STB qui est en train de crouler, et puis les autres ont été transformées en banques commerciales. Ce qui signifie qu’on ne se préoccupe pas du développement. Si on leur avait donné les moyens et les ressources, les banques de développement auraient eu un milliard et demi à leur disposition et auraient participé au développement des régions.
La BCT faisait des bénéfices dans les années 70 et au début années 80. A ce jour, l’Etat prend l’argent des banques sous forme de bons de trésor alors qu’il est préférable pour lui de s’adresser au public pour en avoir. Pour avoir des liquidités, les banques sollicitent la BCT. Ce que nous voulions, c’était que les banques de développement financent les banques commerciales, ce n’est pas le cas aujourd’hui malheureusement et c’est ce qui n’a pas aidé également à réaliser des progrès dans le secteur bancaire.
Où est-ce que la politique économique a failli ces 20 dernières années?
Partout. Le tourisme est défaillant, l’agriculture est négligée, des institutions bancaires non performantes, l’enseignement mal conçu. La gestion de l’économie a été celle d’un petit commerçant ou d’un profiteur. Les dirigeants du pays s’occupaient essentiellement de leurs fortunes et accessoirement de l’économie.
On estime que les dynamos de l’économie tunisienne sont la consommation et l’exportation. Qu’en pensez-vous?
La Loi 72 a été bénéfique pour le développement de l’exportation, c’est grâce à elle que ce secteur est aussi évolué aujourd’hui. Le déficit commercial énorme dont nous souffrons provient du secteur on-shore (le secteur général) et il est couvert en grande partie par la loi 72 laquelle est excédentaire. Elle exporte plus qu’elle n’importe et elle couvre à peu près le déficit du secteur on-shore.
Ensuite, nous avons la balance commerciale qui comprend à la fois le commercial et les services qui restent déficitaires. Nos exportations de biens ne couvrent que 70% de nos importations. Nous couvrons à peu près ce déficit grâce au tourisme et la main-d’œuvre. Nous n’arrivons, cependant, pas à le couvrir totalement, puisqu’il est de l’ordre d’un milliard à un milliard et demi aujourd’hui. Nous devons exporter pour près de trois milliards de dollars pour rembourser 2 milliards de prêts publics et privés pour augmenter nos réserves de change. La situation de la balance de paiement est très fragile, d’ailleurs la presse n’en parle presque jamais. Le chômage et la balance de paiement sont les deux points faibles de l’économie tunisienne.
Que faire pour développer les régions?
Le développement régional est bloqué parce que tout est centralisé à Tunis. L’idée que je défends est de donner une autonomie aux régions. Il y a à peu près 6 régions en Tunisie dont deux similaires, celle de Tunis et celle du Sahel, et d’autres sous-développées, le Nord-ouest, le Centre-ouest, le Sud-ouest et qui se ressemblent. Si vous mettez Le Kef et Jendouba ensemble, elles se ressemblent économiquement. Il faut qu’elles soient gérées de manière autonome. Un membre du gouvernement doit résider dans ces régions pour concilier la politique de la région avec celle du gouvernement et pour empêcher que les régions deviennent de petites Républiques. Six membres du gouvernement doivent être responsables des régions qui doivent avoir leurs propres budgets et leurs propres plans de développement.
Il faut changer la fiscalité pour l’adapter à cette vision de développement de demain. Il n’y a pas d’élections au niveau des régions, il y a des administrations et des membres du gouvernement. Les gouvernorats doivent devenir des grandes communes avec l’élection d’un maire qui remplace le gouverneur.
Les IDE et les industries à haute valeur ajoutée ont-ils œuvré pour le développement économique du pays?
Ben Ali a voulu se faire accepter par le monde extérieur, il a bâclé un accord de libre-échange avec l’Europe en deux ans. Ce qui nous vaut actuellement la stagnation des investissements, l’affaiblissement industriel et celui de la croissance économique parce que nous ne sommes pas à égalité. Ils ont trois siècles d’industrialisation, nous avons 3 ou 4 décennies au maximum. Nous avons été rapidement envahis par les produits européens alors qu’il fallait laisser le temps à l’industrie tunisienne de mûrir et de se mettre à niveau. Cette coopération est actuellement inégalitaire. Les petits produits tunisiens devaient entrer en Europe sans droits de douane. Ceux européens devaient accéder à notre marché avec droits de douane tant que nous n’avons pas le même niveau de développement. La réciprocité ne peut pas exister en l’absence d’égalité, sinon cela devient une recolonisation économique et l’industrie locale ne peut pas décoller.
La faiblesse du tourisme réside dans le fait que nous n’avons aucune prise sur le marché extérieur du tourisme. Les Turcs l’ont compris, ils sont venus dans notre pays, vu ce que nous avons fait et ce que nous n’avons pas fait et ont commencé par implanter des agences sur le marché européen, ils ont par conséquent une meilleure maîtrise du marché. Tant que le problème commercial du tourisme n’a pas été résolu, le secteur ne décollera pas.