Si la Perse éternelle, une zone arrière naturelle de la dissidence islamique
depuis le début du Califat Omeyyade et refuge tranquille de tous les courants
ésotériques, réfractaires aux penchants théologiques uniformisateurs du centre
(Damas, Bagdad), est devenue, dès le XVIème siècle, aux temps des Safavides,
fondamentalement chiite, imprégnée de dévotion aux imams, s’identifiant
totalement au sacrifice rédempteur de Hussein à Karbala, surtout aux dix
premiers jours de moharem ou âchoura, rituels généralement intolérés en terre
wahhabite, dans le reste de l’aire arabo-musulmane, les partisans de la lignée
du prophète, majoritaires uniquement en Mésopotamie, demeurent l’objet de toutes
les méfiances, sont relégués au statut de citoyens de seconde zone et subissent
l’ostracisme religieux, politique et économique des élites sunnites au pouvoir,
engagées, après la fin du mandat franco-britannique sur le Machrek, dans une
course folle vers la modernité, l’homogénéisation du corps social, la
consolidation de l’Etat récent et la mainmise sur les consciences.
Seulement en Irak, avec la présence des mausolées alaouites à Najaf et Karbala
et la permanence, depuis mille ans, des cercles d’études religieuses «hawza
ilmiya» où les grands marjaâ, reflet direct de l’autorité de l’imam caché,
enseignent les sciences islamiques, entretiennent la passion husseinite et
préservent la mémoire du martyrologue chiite à travers les siècles, les
partisans de la lignée du prophète, dopés par le souvenir des prestigieux
combats de leurs ainés, au début du XXème siècle, contre la présence
britannique, vont s’illustrer dans le combat des idées, féroce et sans merci
dans cette contrée et seront toujours aux prises avec le destin de leur pays,
mosaïque de confessions et d’ethnies, terreau naturel des nationalistes arabes
et scène de confrontation idéale des idéologies en vogue dans la région du
Moyen-Orient.
Dans ce contexte bouillonnant de rivalité exacerbée entre les superpuissances
pour le contrôle de la région, où la monarchie à Bagdad, amarrée aux intérêts de
ses tuteurs anglais, peine à apaiser le chaudron de la vie politique, qui aura
quand même raison d’elle en 1958, l’Ayatollah Mohammed Baqer As-Sadr, issue
d’une famille arabe irakienne d’origine libanaise, dont la vocation religieuse a
traversé les âges, s’est engagé, devant la désintégration idéologique accélérée
de la population rurale du sud, base sociale traditionnelle des ulémas mais
objet aussi du prosélytisme constant et vigoureux des cadres baathistes,
nassériens et communistes, à présenter l’islam comme la source d’une philosophie
supérieure aux autres courants de pensée, notamment le marxisme et les
constructions idéologiques fondées sur l’arabisme, à préciser les sources du
pouvoir dans l’Etat islamique, à définir le rôle dévolu à la direction
religieuse et à jeter les bases, à travers ses recherches sur les questions les
plus diverses (l’école, le statut des femmes, l’agriculture, l’économie, la
banque islamique), d’un projet de conquête de pouvoir.
Une entreprise de socialisation des croyants :
Parallèlement à une grande campagne pédagogique visant le désenclavement
intellectuel de la «hawza ilmiya» et la revitalisation de son message
moralisateur millénaire, Baqer As-Sadr, quoique encore jeune mujtahid au début
des années 60 mais bénéficiant de la protection du grand Ayatollah Mohsen
al-Hakim, l’un des plus éminents marjâ de l’époque, veille à redonner toute leur
importance aux nombreuses fêtes et commémorations religieuses qui jalonnent le
calendrier chiite.
Le supplice husseinite à Karbala, le souvenir de la fin tragique du 4ème Calife
Ali, les dates phares du parcours des imams vénérés et les mawlûds (la
naissance) du prophète et de sa lignée deviennent ainsi l’occasion de
rassemblement des masses, d’encadrement politique dans les principales villes du
sud et de maillage d’une communauté, de tout temps encline à la rébellion, à la
fronde et sensible aux mots d’ordre d’équité et de justice sociale.
Tout en favorisant la mise en place d’une infrastructure d’enseignement de la
religion dans l’ensemble du pays chiite, de la maternelle jusqu’à l’université,
l’auteur du chef d’œuvre «Notre Philosophie», décidé à contenir la vague
marxisante et à s’opposer aux mesures laïques des équipes au pouvoir qui se
succèdent à Bagdad à travers des putschs sanglants, pousse à l’organisation des
prières collectives dans les facultés, charge sa sœur Amina Haydar, surnommée
Bint al-Houda, une des rares exemples de âlima dans l’histoire contemporaine de
l’Irak, à entreprendre, dans la demeure familiale à Najaf et à Kazimiya,
l’éducation religieuse de femmes, fait des husseiniya ( lieux de commémoration
du martyr de Hussein) des places fortes pour élargir l’audience du clergé
combattant et encourage ses coreligionnaires de la hawza à s’ouvrir à toutes les
composantes de la société civile irakienne.
C’est ainsi que des groupes d’étudiants, des représentants d’équipes sportives
et des délégations d’hommes d’affaires, toutes confessions confondues, ont pris
l’habitude, pendant les deux décades qui ont suivi le triomphe d’Abdelkarim
Kacem en 1958, de venir dans les villes saintes du sud chercher, auprès des
faqih, la bénédiction et le conseil, tout en se retrempant dans l’atmosphère
spirituelle des lieux saints. Entre temps, Bint al-Houda, théoricienne du
féminisme islamique, à l’image de son frère dans ses séminaires, commence, en
milieu féminin, un travail de publication intensif et présente, à travers ses
héroïnes romanesques, un tableau de la femme musulmane idéale, perpétuant, de ce
fait, la mémoire des grandes figures mythiques de Fatima, Zeineb et Kawla,
icônes vénérées de l’historiographie chiite.
Finalement, tout un réseau d’institutions religieuses, d’éducation et d’œuvres
de bienfaisance telles que «les dispensaires du Saint Coran» ou «les comités de
mariage» seront au service des lésés de la modernité et des laissés pour compte
de la croissance, qui auront ainsi l’occasion de s’intégrer dans la société sans
perdre leur âme, de s’affirmer fièrement sur le plan identitaire, d’endosser le
projet de la renaissance islamique et de parfaire leurs formations de futurs
militants grâce au particularisme chiite, aux cénacles et aux discussions, qui
suivent habituellement la projection de films à thèses, des séances de culture
générale initiées par Baqer As-Sadr, en dépit de l’opposition coriace d’une
partie du clergé, hostile à l’image et au monde cinématographique.