«Réunissez trois économistes et vous aurez quatre avis différents», ainsi ironisait Milton Friedman, patron de l’école de Chicago, sur l’esprit prolifique des économistes. Et il se trouve que cet état d’agitation intellectuelle se confond avec l’air du temps. La Révolution ne s’accommode pas de la pensée unique ni de la théorie dominante. Cette effervescence bienfaisante était de mise au sein du premier atelier du séminaire international organisé à l’initiative de l’Association des économistes tunisiens (ASECTU), les 2 et 3 mai 2011 sur le thème de la transition économique.
Un audit consensuel
Malgré la dispersion des opinions raillée par le Pape du monétarisme, les échanges n’en ont pas moins dégagé un fil directeur. La Révolution est la résultante de la crise internationale mais également de la panne de notre modèle économique. Ce dernier s’adossait à une dynamique calée sur les bas salaires. Il ne produisait plus suffisamment de richesses et les répartissait avec beaucoup d’inégalités entre les individus et les régions. Dès lors, son effondrement était inscrit dans le temps et cela a culminé le 14 janvier.
Et pourquoi personne ne l’a prévu, pas même la Banque mondiale Et le FMI qui le scrutaient, se contentant de louer sa stabilité de façade?, interrogera Ahmed Mestiri, invité d’honneur du séminaire. C’est parce que l’ancien régime se servait de sa gestion macroéconomique comme écran de fumée. Il est vrai que le «Carré magique», à savoir l’inflation, le cours du dinar, le taux de croissance et l’endettement tiennent à peu près la route. Et en général c’est tout ce qui intéresse les bailleurs de fonds.
En revanche, les données statistiques sur l’emploi et la pauvreté étaient bien dissimulées. Mais cela ne faisait pas illusion, a souligné l’ambassadeur de l’UE adrianus koetsenruijter qui rapportait qu’un pair diplomate prédisait une fin explosive pour cause de retard du système éducationnel et du blocage politique. Enfin, heureusement que la Révolution a été au rendez-vous. A présent, pour faire repartir la machine, il faut injecter de l’investissement. Problème bien posé est à moitié résolu, sauf que dans le cas d’espèce la solution est problématique. Qui prendra l’initiative d’investir et comment rénover le modèle économique devenu obsolète?
Un exercice de prospective
Abderrazak Zouari, ministre du Développement régional dans le gouvernement de transition, est professeur d’économie et membre de l’ASECTU, venu à la fois retrouver les siens et également recueillir l’avis technique de cette société savante, qui a pour elle la caution scientifique, sur les orientations du programme de relance élaboré par le gouvernement. Il dira, en substance, que l’intégration régionale pallierait à notre déficit de croissance, chronique.
On pourrait grappiller 1 ou 2 points de croissance, ceux dont l’UMA nous a frustrés et qui pourraient nous procurer l’appoint de dynamisme qui finirait par juguler le chômage et la pauvreté. C’est donc l’investissement public qui devra donner l’étincelle. Car, pour ramener la confiance, l’Etat doit mettre la main au portemonnaie.
L’hypothèse de l’intensification de l’investissement sera exposée sous un prisme pertinent par Hakim Ben Hammouda, membre du board de l’OMC. Le scénario du doublement de l’investissement public nous conduirait, à horizon de cinq ans, à atteindre un taux de croissance de 9%, et détendrait la tension sur le marché de l’emploi autant pour les diplômés du supérieur que pour les autres.
L’Etat doit donc revenir dans la partie. Mais attention, prévient Abderrazak Zouari, nous partions d’un niveau de déficit budgétaire de 2% par apport au PIB. Ne tombons pas dans la prodigalité budgétaire, ne gaspillons pas nos munitions, choisissons un niveau de déficit qui nous permet de nous sortir de la crise sans nous enfoncer, sachant que le déficit a été creusé à 5%, des suites du programme de relance. Et dans la même répartie, il lance une bouteille à la mer invitant l’UE à nous accorder le statut de membre sans l’adhésion. Ce serait de son point de vue une issue qui nous permettrait une sortie par le haut. L’émancipation économique serait à ce prix. On pourrait alors s’installer sur des paliers de valeur ajoutée qui parachèveraient la «transformation» définitive de notre économie.
Le retour de l’Etat dans le champ de l’économie
Il y avait bien entente sur la nécessité du retour de l’Etat dans la sphère économique. De toute façon, cela n’a rien d’une hérésie. On a bien vu lors de la crise financière des subprimes que dans le temple du capitalisme, c’est l’Etat qui a servi de rempart, allant même jusqu’à nationaliser.
Mohamed Haddar, plaidant pour un «New Deal», c’est-à-dire le retour institutionnalisé vers l’économie mixte, ira plus loin et appellera à un programme social d’envergure. Il est vrai que les conférenciers ont recommandé le retour sur expérience des pays d’Europe Centrale ou d’Amérique Latine, ou à l’expérience tunisienne de 1956, après l’indépendance, mais là nous voilà en 1933 avec le plan de Roosevelt et le fameux «Tennessee Valley Authority». Oui, Mohamed Haddar soutient qu’un plan de relance peut démarrer par un vaste plan social d’échelle nationale. Il suggère de tailler un milliard de dinars dans le budget et de réaliser un programme de 60.000 logements, ce qui, compte tenu de la taille de la famille tunisienne moyenne, abriterait 360.000 personnes. On serait en cohérence avec la rationalité économique, après tout, quand le bâtiment va tout va et en phase avec l’appel de justice issu des couches populaires.
Le social peut-il sauver l’économique? La question était bien pertinente et elle mérite approfondissement. Et dans ce même ordre d’idées, le professeur d’économie va prendre les devants puisqu’il va interpeller les grandes formations politiques sur leurs programmes économiques. Il soutient avec ténacité que la transition démocratique devra bien affronter la réalité économique. Alors, le meilleur moyen de prévenir les surprises politiques serait d’anticiper la question. En se posant comme grand Jury, l’ASECTU ferait un travail de tamisage et nous renseignerait utilement sur notre vote le 24 juillet. Courageux!