Le syndicalisme ouvrier a vu, depuis le 14 janvier 2011, la naissance de deux «nouvelles» centrales : la CGTT et l’UTT. Ce nouveau contexte ouvre de nouvelles perspectives à l’action syndicale dans le pays et oblige l’UGTT à penser en termes de «parts de marchés». D’autant plus que la CGTT et l’UTT disposeraient d’une très grande marge de manœuvre: seulement 10% des salariés du privé seraient syndiqués.
Le 1er mai 2011 a vu, donc, la (re)naissance d’une nouvelle syndicale: l’UTT (Union tunisienne du Travail), constituée par Ismaël Sahbani, ancien secrétaire général de l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail) dans les années quatre-vingt-dix. Un autre ancien de l’UGTT, Habib Guiza, a lancé, en février dernier, la CGTT (Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens).
Le multipartisme syndical n’est pas nouveau en Tunisie. Il a existé aussi bien du temps du protectorat que du temps de l’indépendance. En fait, la CGTT a été créée en 1925 par le militant Mohamed Ali Hammi. Elle fut «ressuscitée» en 1937 par Belgacem Gnaoui, avant de disparaître de nouveau en 1939. Et de revoir le jour sans être reconnue en 2006.
L’UTT, quant à elle, est née en 1956, lorsque des syndicalistes, dont Habib Achour, créent une centrale syndicale nouvelle –l’UTT- en réaction à leur élimination, à leurs yeux, par Ahmed Ben Salah, le nouveau secrétaire générale d’alors, des instances de l’UGTT. Elle s’est sabordée, en 1957, lorsque les «dissidents» réintégrant les rangs de l’UGTT.
Ce pluralisme va ouvrir, toutefois, la voie à un nouveau contexte pour la pratique du syndicalisme, en raison, sans doute, de la «mainmise» de l’UGTT sur la vie syndicale, dans le pays, depuis l’indépendance.
Une certaine «allégeance» au pouvoir politique
Aussi bien la CGTT que l’UTT fourbissent, en effet, déjà leurs armes pour occuper la place qu’elles estiment être la leur et gagner, pour ainsi dire, le terrain perdu. Cela apparaît déjà au travers de quelques petites phrases prononcées ici et là au cours de discours ou d’interviews données à la presse. Des phrases à travers lesquelles ces centrales se positionnent par rapport à l’UGTT à laquelle leurs dirigeants adressent des critiques plus ou moins voilées.
Mais que proposent les nouvelles centrales par rapport à l’UGTT? Il est difficile de schématiser en résumant d’un trait les crédos des uns et des autres, encore moins de présenter les deux «nouvelles» centrales syndicales sous le même jour.
Les critiques, et pour l’essentiel, vont dans trois directions. D’abord, une certaine «allégeance» au pouvoir politique aussi bien à l’ère de Bourguiba qu’à celle de Ben Ali. On évoque, à ce niveau, aussi bien la participation des secrétaires généraux de l’UGTT au Bureau Politique du PSD (Parti Socialiste Destourien), que l’engagement de cette centrale aux côtés du PSD que du RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique) dans des fronts pour les élections législatives, ou encore le soutien à la candidature du président déchu en 2004 et 2009.
Ensuite, ses méthodes d’action jugées proches de celles des pouvoirs qui se sont succédé depuis l’indépendance. Fortement centralisée, l’UGTT serait tentée, par essence, de pratiquer un certain autoritarisme sur la grande masse des syndiqués, reproduisant les méthodes de gestion de l’appareil politique et administratif. Sur ce terrain, il y a pêle-mêle la pratique d’un opportunisme de tous les instants, largement visible depuis la Révolution du 14 janvier 2011, l’implication dans des «magouilles» et une certaine politisation qui a détourné la centrale ouvrière de la défense des intérêts de la classe ouvrière.
Dans le même ordre d’idées, les critiques concernent également le comportement de l’UGTT depuis la Révolution du 14 janvier 2011, fait d’absence de recherche de compromis, d’encouragement à la confrontation, de revendications sauvages et de souci de bloquer l’appareil économique.
Des «syndicats métier» voire des «syndicats maison»
Enfin, l’audience de l’UGTT et le profil de ses nombreux dirigeants qui en dirait long sur la limite de son action. Son audience est quasi concentrée sur l’administration d’où viennent, du reste, de nombreux leaders syndicalistes. Qui se recruteraient, par ailleurs, parmi les retraités.
On comprend bien au travers ce train de critiques l’étendue des réformes qui peuvent être mises en œuvre par la CGTT et l’UTT et des promesses que ces deux centrales peuvent engager pour rallier une masse salariale qui accède à la liberté et au jeu démocratique.
Elles ont de toute manière une très grande marge de manœuvre lorsqu’on sait que seulement 10% des salariés du secteur privé, principal employeur, seraient syndiqués. Et que parmi les «réfractaires» on rencontrerait beaucoup de femmes et de jeunes. Soit un réel vivier.
Il n’est pas étonnant de ce point de vue que l’UGTT perde des «parts de marché». C’est le moins que l’on puisse dire. La place que cette dernière prendra dépendra de sa pugnacité. Mais tout porte à croire qu’elle devra perdre des adhérents. Ce qui, aux yeux de certains observateurs, va dans la logique des choses.
L’UGTT regroupe, en effet, de nombreuses familles idéologiques: de la gauche à la droite en passant par le centre avec leurs variantes extrémistes et modérées. On sait que la répression sous le règne des Ben Ali-Trabelsi a fait que des militants de nouvelles tendances se sont «réfugiés» dans l’action syndicale. Pour pouvoir exister. Et il n’est pas étonnant que ces familles soient tentées de rejoindre l’une des «nouvelles» centrales qui leur paraîtra plus à même de défendre leurs convictions et leurs approches en matière d’action syndicale. Ou de revenir dans le giron de la politique!
Certains syndicalistes ont déjà quitté l’UGTT, ou seraient sur le point de le faire, pour rejoindre la longue liste des partis politiques (plus de 60). Cela évidement dans le cas où ils ne l’auraient pas déjà fait: un parti politique –le Parti Travailliste de Ali Romdhane, secrétaire général adjoint de l’UGTT- est né de cette centrale syndicale.
Autre argument de taille: outre l’idéologie, le syndicalisme se détermine également, dans toutes les sociétés démocratiques, en fonction d’un autre «fondamental»: l’appartenance à une catégorie professionnelle. Cadres, fonctionnaires, enseignants,…: la panoplie des segments professionnels pouvant faire valoir un droit à un syndicat autonome sont nombreux.
Et les divisions peuvent être conçues à l’infini par secteurs économiques (agriculture, industrie et tertiaire) et par branches (chimie, énergie, télécommunications,…). Et ce lorsqu’on ne vivra pas à l’heure de ce qu’on appelle des «syndicats métier», dont le seul critère d’admission est l’appartenance à un métier, ou des «syndicats maison», regroupant les seuls employés d’une seule et unique entreprise ou groupe d’entreprises placées sous la même tutelle, un syndicat que l’on dit initié par le patronat. Les expériences en Europe, aux Etats-Unis ou encore au Japon sont là pour le prouver.
Comme quoi et comme on le dit, rien souvent n’arrête le progrès ou plutôt le pluralisme syndical!