Rien ne pourra saper l’optimisme de Rafaa Ben Achour, ministre délégué auprès du Premier ministre, ni les bandes organisées de criminels qui sèment la terreur dans nombre de zones dans le pays, ni les grèves ou les sit-in: «Barrer une route, empêcher les employés de se rendre à leurs lieux de travail, commettre des actes de vandalisme ou de grèves sauvages, c’est le lot d’une démocratie naissante»…dit-il. C’était mercredi 4 mai.
Entretien.
WMC: Vous avez déclaré aux premiers jours de la révolution que vous l’avez vécue avec fierté et optimisme. Etes-vous toujours optimiste au bout de ces quatre mois postrévolutionnaires?
Rafaa Ben Achour: Je dois être optimiste pour plusieurs raisons, je vois que l’esprit de la révolution est toujours vivace. Cet élan, qui a distingué la jeunesse tunisienne, pendant les premiers jours de la révolution et ceux historiques des 13 et 14 janvier, est toujours là. Ceux qui ont fait la révolution sont toujours aussi vigilants et tiennent à ce que les objectifs pour lesquels ils se sont insurgés soient respectés. C’est une première raison d’être optimiste.
La deuxième découle de par ma position actuelle au sein du gouvernement qui travaille à concrétiser les objectifs de la révolution et faire parvenir la Tunisie à bon port le 24 juillet prochain pour l’élection de la Constituante. Il tient à assurer aussi bien politiquement que socialement et économiquement.
Il œuvre aujourd’hui à l’instauration de la démocratie, le respect des droits de l’homme et des libertés publiques, sur le plan social pour une croissance des capacités de l’emploi, et au plan économique grâce au programme de relance mis en place par l’Etat.
Le Premier ministre a déclaré lors de sa première conférence de presse que sa priorité est de rétablir la dignité et l’autorité de l’Etat. Or, lorsque vous discutez avec les citoyens, ils vous demandent où est-il cet Etat lorsque la sécurité est fragile conjuguée à une passivité des forces de l’ordre et les actes méprisables de bandes criminelles?
J’ai bien l’impression que nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde. Le rétablissement de la dignité de l’Etat n’est pas le rétablissement d’un Etat autoritaire. L’Etat autoritaire n’est pas un Etat digne parce qu’il impose ses choix et ses objectifs, voire les intérêts personnels de ceux qui sont aux commandes, par la force et non pas par la persuasion. L’Etat digne est, par contre, celui qui arrive à persuader les individus, à gagner leur adhésion aux règles de droit, au respect des institutions, de l’égalité entre les citoyens et de l’opinion contraire. Voilà un Etat digne.
Un Etat digne, tel que celui que nous voyons dans les pays démocratiques, n’est pas celui qui use de force ou de moyens de répression policière, bien que ce soit le seul à pouvoir et devoir disposer de la contrainte légitime. Celle qui s’exerce en fonction de règles précises. Quand on voit un rassemblement, comme ici à la Place du gouvernement, venir réclamer ou dénoncer quelque chose et tant que cela se fait de manière pacifique et calme sans perturber la circulation ou la marche des services publics, c’est tolérable.
Dans tous les pays démocratiques, nous voyons ce genre de pratiques, aux Etats-Unis devant la Maison Blanche ou devant le Capitole, il est habituel de voir des rassemblements tout à fait inoffensifs de la part des uns ou des autres.
Il est vrai, d’un autre côté, qu’en Tunisie, l’Etat n’a pas encore recouvré sa présence à 100%. Ne l’oublions pas, l’Etat a vécu une situation de tremblement de terre qui a duré 23 ans. Tout a été mis à contribution pour le détruire. Pour le restaurer, il faut du temps. Cela ne se fera pas en 24 heures, en quelques jours ou en un mois. Restaurer un Etat comme on l’entend, démocratique, égalitaire et légaliste se fait progressivement, et cela prend du temps.
Sur le terrain, on ne voit pas grand-chose… et c’est inquiétant pour la population…
Barrer une route, empêcher les employés de se rendre à leurs lieux de travail, commettre des actes de vandalisme ou de grèves sauvages, c’est le lot d’une démocratie naissante. Les Tunisiens n’ont pas encore la pleine conscience de la culture démocratique, cela s’apprend petit à petit et me pousse à être plus optimiste.
Pour asseoir une démocratie, il faut un minimum de stabilité sécuritaire et économique… Barrer les routes, fermer les usines ou empêcher les gens de travailler ne semblent pas vous inquiéter outre mesure tout comme les milliards de dinars…
Effectivement. Je les considère comme de épiphénomènes. D’autant plus que nous avons perdu des millions de milliards de dinars à cause du vol et le pillage du pays.
Quels sont les priorités de ce gouvernement?
Les priorités du gouvernement sont à la fois politiques, économiques et sociales. Ce gouvernement a été nommé avec un objectif très précis: faire arriver le pays au 24 juillet pour que l’élection d’une Assemblée constituante se fasse dans les meilleures conditions possibles.
Il est admis partout que la démocratie ne peut pas se faire sans ordre, mais il n’y a pas que l’ordre dans la démocratie, il y a aussi le mouvement. La démocratie est un fin dosage entre l’ordre et le mouvement. Dans toute démocratie, il y a une opposition et une majorité gouvernante, et entre eux il y a une lutte. Le propre de la démocratie c’est que c’est une lutte pacifique avec des moyens qui peuvent aller crescendo. De simples discours jusqu’à la grève, jusqu’aux sit-in, etc. Ce sont des moyens admis.
Un gouvernement transitoire doit pouvoir assurer le passage d’un Etat autoritaire vers un Etat démocratique et non comme le disent et se plaisent à le dire nombre de journalistes qui insistent lourdement sur les termes «gouvernement provisoire» comme s’ils voulaient ironiser sur le caractère de ce gouvernement. Ce gouvernement ne demande rien, il s’est fixé un seul objectif: faire arriver la Tunisie à bon port le 24 juillet. Et il fait de son mieux.
Pour cela, il doit être aidé par les forces politiques mais aussi par des forces civiles. Tout le monde doit se sentir concerné par cela. C’est la raison pour laquelle, le Premier ministre avait lors de son avant-dernière rencontre avec la presse, attiré l’attention des partis politiques pour qu’ils s’intéressent plus aux aspects socioéconomiques; le Président de la République l’a également fait lors de son discours à l’occasion du 1er mai.
Malheureusement, dans certaines régions du pays, il y a des liens primaires qui sont attisés par nombre de phénomènes anarchiques. Il est absolument inadmissible d’incendier des écoles, c’est de l’inconscience pure et simple et à tous les niveaux: politique, économique et sociale.
Pour ce qui nous concerne, nous essayons, dans le cadre des moyens dont nous disposons, d’éliminer ces pratiques; et c’est en bonne voie… Si nous adressons un tableau comparatif entre la date de la démission de l’ancien Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, et aujourd’hui, on réalisera que nous avons franchi un chemin assez long et périlleux sans beaucoup d’encombres.
L’entrepreneuriat tunisien a peur et s’est recroquevillé sur lui-même, tout comme certains décideurs dans le secteur bancaire de peur de prendre des décisions dont les conséquences pourraient être risquées au vu du flou qui règne sur la situation actuelle non seulement sur le plan économique mais également celui de la justice. Nous sommes donc dans l’attentisme le plus total, c’est grave pour l’économie. Ne faut-il pas prendre des décisions politiques pour éclaircir les choses ?
En Tunisie, on parle d’un faux secteur privé. Car tout transitait par l’Etat qui a mis sa tutelle sur tout et n’a rien cédé. Conséquence: il n’y a ni volontarisme ni esprit d’initiative. Lorsque quelqu’un est appelé à réaliser un projet déterminé, sa liberté de manœuvre est très réduite parce qu’il devait subir les instructions. Aujourd’hui, il n’en est rien. Au contraire, nous voyons des investisseurs aussi bien tunisiens qu’étrangers se précipiter dans le pays pour lancer des projets. Nombre de projets ont été approuvés lors des deux conseils supérieurs de l’investissement qui ont eu lieu. Des investisseurs tunisiens ont tenu à s’implanter dans les régions déshéritées comme Siliana, Gafsa ou Jendouba. Ils restent plus ou moins dépendants de l’Etat, et il va falloir passer à une autre phase où les entrepreneurs sont seuls maîtres de leurs initiatives et le font sans entraves et en toute liberté. L’Etat est là pour encourager et soutenir et non pas pour imposer.
La peur des investisseurs étrangers est compréhensible, mais le gouvernement est là pour les encourager. Le Premier ministre a donné l’exemple d’une grande entreprise étrangère internationale qui est British Gaz. BG fournit 66% de l’énergie des centrales thermiques tunisiennes pour l’électricité. A ma connaissance, depuis le 14 janvier, il n’y a pas eu de coupure d’eau ou d’électricité, ni de ralentissement notable des services publics essentiels des transports publics.
Il faut éviter la dramatisation de la situation, la Tunisie sort d’une révolution et non pas d’une petite insurrection ou une grève. Le pays a connu une véritable révolution, ce qui veut dire une remise en cause totale d’un ordre établi par un nouvel ordre qui ne s’établira pas en un seul jour.
Vous avez rassuré les investisseurs étrangers et tunisiens alors? Les banquiers ont aussi peur, peur de prendre des décisions qui peuvent se retourner contre eux…
Nous avons rassuré les investisseurs étrangers et tunisiens. D’ailleurs, les promoteurs privés qui n’ont rien à se reprocher ne doivent avoir peur de rien. Pour ce qui est des banques, les plus importantes sont publiques et fonctionnent à merveille, pareil pour les privées. Une seule banque pose problème car elle appartenait à un membre de la famille de l’ancien président, et elle avait été édifiée en violation des lois en vigueur. L’Etat fait ce qu’il faut pour assainir sa situation pour qu’elle se remette dans le système.
D’un autre côté, toute personne qui a reçu un avantage ou un profit, de manière illégale ou illicite, devra répondre de cela. Dès qu’il émet un doute sur une opération, le gouvernement transmet le dossier à la Commission de lutte contre la corruption et les malversations économiques, laquelle, après investigations, soumet l’affaire à la justice. Le gouvernement actuel ne fermera pas les yeux sur les actes illégaux. S’il y a des irrégularités, il va falloir que nous retournions à la légalité ou au moins, ceux qui ont été lésés reçoivent des dédommagements.
Que faire pour parer aux insuffisances inhérentes à l’administration?
J’estime qu’il faut rendre hommage à l’Administration, car si l’Etat est encore debout, c’est bien grâce à son administration, bien formée et efficace. Il n’existe pas une seule administration efficiente à 100% et partout dans le monde. D’où toutes les théories sur la bureaucratie. Mais nous pouvons nous passer de tout sauf de l’Administration, c’est la colonne vertébrale de l’Etat. D’autre part, la lenteur est parfois bonne conseillère. Prenez l’exemple de la justice aujourd’hui qui vit des moments délicats parce qu’elle n’arrive pas à la sérénité nécessaire. Nous avons, nous juristes, une belle formule «la justice dans sa sage lenteur». Parce qu’il ne faut pas juger à chaud.
Notre administration a été également instrumentalisée…
C’est vrai, en quelque sorte, mais il ne faut surtout pas croire que tous les fonctionnaires de l’Etat sont des corrompus, loin de là! Il y en a quelques-uns qui l’ont été, comme partout dans le monde. Aucun corps n’est sain à 100%. Ne frappons pas sur l’administration qui, aujourd’hui, change d’orientation pour être un véritable service public et non pas dédiée à un groupe ou des personnes. Nous avons fait des progrès dans ce sens. Prenez l’exemple de la dissolution des conseils municipaux, à la place, nous avons mis des délégations spéciales dont certaines fonctionnent comme celle de Tunis. D’autres ont des problèmes parce que leur représentativité n’est pas encore accomplie. Mais les services municipaux continuent à fonctionner. Les rues sont balayés, les ordures sont levées, les nouvelles naissances enregistrées, les mariages célébrées etc.
Vous venez de parler de compétences. Il est vrai qu’elles ne sont pas toutes corrompues ce qui est vrai. Et à ce propos, il y a un malaise au niveau des hauts fonctionnaires de l’Etat intègres mais assimilés à Ben Ali. Aujourd’hui, ils n’osent pas prendre des décisions de peur du syndrome de la «dégagité».
Le syndrome de la «dégagite» a été remplacé par celui de «l’engagite». Engagez-vous, c’est notre leitmotiv.
Sous le régime qui vient de tomber, même le ministre ne pouvait prendre la plus petite décision. Il ne pouvait pas choisir son propre chef de cabinet. Je vais plus loin: pour se déplacer dans le pays ou participer à une cérémonie organisée par une représentation diplomatique ou recevoir un étranger, il devait attendre ses ordres de Carthage. Aujourd’hui tous les ministres sont maîtres de leurs départements, personne n’intervient dans le fonctionnement de leurs services… Cela se répercutera sur toute la hiérarchie.
La Banque centrale est aujourd’hui une banque autonome sur laquelle le gouvernement n’a aucune prise, le gouverneur de la BCT n’est d’ailleurs plus membre du gouvernement et ne participe au Conseil des ministres que s’il y a une question en rapport avec la monnaie.
Nous sommes, pour notre part, décidés à remettre en confiance tout le monde, hauts et petits fonctionnaires, le corps de la police qui a été ébranlé ainsi que la garde nationale ou l’armée.
Le malaise au ministère de la Justice. La justice est la seule garante de la confiance du peuple et ce que nous y voyons n’est pas très rassurant…
Le ministère de la Justice n’est qu’une simple administration…
Qui intervient encore d’après les magistrats…
Ce n’est pas vrai. Il n’intervient pas et n’intervient plus. Je peux vous assurer sans aucune équivoque qu’il n’y a aucune instruction donnée à la magistrature. Voyez toutes les démêlées qu’a eu le président de la Commission sur la corruption et les malversations économiques ainsi que les affaires déclenchées par un certain nombre de personnes. Le ministère n’a sous sa tutelle que le ministère public mais la magistrature assise est aujourd’hui totalement indépendante, et je défie quiconque d’apporter la preuve que le gouvernement est intervenu d’une manière ou d’une autre auprès d’un magistrat.
Mais le procureur de la République dépend du ministère…
C’est le cas dans tous les pays du monde, mais dès que la justice est saisie, ce n’est pas le ministère public qui décide mais les magistrats en leur âme et conscience. Les affaires en cours aujourd’hui sont entre les mains des juges d’instruction et ce sont eux qui décident d’instruire une affaire ou de ne pas l’instruire.