Tunisie : Ghazi Gherairi – «L’argent est nécessaire à la politique, mais il faut qu’il soit visible, transparent et surtout “traçable’’»


ghazi-16052011-art.jpgUn langage châtié, de la verve, une clarté et une suite dans les idées qui
rendraient jaloux plus d’un «leader» sur le terrain politique tunisien où les
amateurs, opportunistes et patriotes en herbe se sont tous convertis à la
politique nouvelle tendance. Celle d’une liberté et d’une ouverture facilement
acquises sans avoir trop peiné eux-mêmes, doit-on le rappeler, ni milité en tout
cas pour la plus part, pour les arracher… Mais ceci, n’est pas le thème du jour.
L’entretien réalisé avec Ghazi Gherairi, porte parole de la Haute instance pour
la réalisation des objectifs de la révolution porte sur la relation entre
pouvoir économique et politique.

WMC : Les rapports étroits entre politique et économie sont-ils compatibles avec
le bon fonctionnement d’une démocratie?

Ghazi Gherairi: Permettez-moi de ré-envisager autrement la question. Car il ne
s’agit pas de savoir si les rapports entre le politique et l’économique sont
compatibles avec un régime démocratique, moins démocratique ou autoritaire. Il
est évident qu’il y a un lien objectif si ce n’est viscéral entre les différents
socles qui fondent les interactions sociales. Le rapport entre politique et
économie est évident parce que le politique est en rapport avec toutes les
formes de pouvoir, or l’économique est un élément déterminent dans un sens ou
dans l’autre de l’exercice direct du pouvoir ou indirect à travers l’influence.

Il est avéré que sous n’importe quel régime politique même théocratique, il y a
un lien entre la puissance économique et financière et l’exercice du pouvoir. Ce
rapport n’est pas propre aux sociétés contemporaines, ou aux modes de
fonctionnement contemporains. Si nous retournons dans l’histoire, nous
trouverons toujours des rapports en amont et en aval entre l’argent et le
pouvoir.

Le prince, pour parler de manière générique, est toujours courtisé par les
puissances d’argent qui s’assurent ainsi une certaine pérennité et les moyens
d’étendre et de consolider leurs richesses. Le prince peut également flatter les
puissances d’argent, pour asseoir un règne plus puissant et aller plus loin dans
ses ambitions politiques. A certaines époques de l’histoire, gagner des guerres,
réaliser des grandes oeuvres, reformer des institutions, pouvait dépendre de la
richesse des moyens dont on dispose.

Dans les rapports entre l’argent et la politique, il y a ceux qui peuvent être
concevables mais aussi -et nous en avons l’exemple tunisien- ceux qui ne sont
pas réconfortants du tout. Quand nous avons levé le voile sur les pratiques
financières et politiques d’avant le
14 janvier, nous avons découvert des
rapports nauséabonds entre l’argent et le pouvoir, une corruption systémique
ainsi que la privatisation de l’appareil de l’Etat au profit de certains clans
devenant des groupes économiques et financiers prospères.

C’est dire que le rapport entre l’argent et le pouvoir ne s’inscrit pas que dans
un contexte démocratique ou de transition démocratique. Il existe une attirance
évidente entre les deux.

Ne trouvez-vous pas que ce que nous vivons aujourd’hui dans notre pays se
caractérise par un flou et une confusion réellement préoccupants?


Il faut reconnaître que la situation actuelle est caractérisée par de
l’incertitude et beaucoup d’inquiétude en l’absence de référents méthodologiques
pertinents en matière de transition et de moyens d’information suffisamment
crédibles ou donnant satisfaction. Pour trouver des semblants de réponses,
nombre de personnes élaborent ou sont incitées à élaborer des théories de
complots, de forces occultes d’argent, d’influence étrangère, etc. Nous ne
sommes pas en mesure aujourd’hui de dire que cela est vrai ou faux. Ceci
contribue à la confusion et alimente l’inquiétude.

Les rapports entre l’argent et la politique ont, de tous temps, existé en
Tunisie, mais ils n’étaient pas aussi visibles. Nous les voyions à travers la
richesse des régions comme le Grand Tunis, Sfax et le Sahel et leur force
économique, ce qui a pour conséquence qu’elles pèsent de tout leur poids dans le
politique. Pourquoi ce tollé aujourd’hui suite à une simple déclaration
exprimant une opinion tout à fait personnelle, en l’occurrence l’affaire
Rajhi?

Je me refuse à abonder dans votre raisonnement ou question… Je prends beaucoup
de réserve par rapport à ce genre de thèses. Je ne sais pas ce qui se trame
réellement sur le terrain, il y a des interrogations, des questions et parfois
même des accusations sans fondements. En aucun cas, nous ne pouvons attester de
la véracité de ce qui se dit de part et d’autre. Personnellement, j’estime que
les choses ne sont pas d’une telle ampleur et on ne devrait pas non plus leur
apporter des explications aussi réductrices de la complexité et des interactions
de la société tunisienne. C’est mon appréciation de la situation.

Cela dit, les puissances économiques aussi fortes soient-elles dans les régions
que vous avez indiquées -et les raisons de cette force qui remontent au-delà de
l’Etat indépendant- n’empêchent pas l’existence de rapports d’argent à la
politique dans les zones où il y a une situation économique moins brillante.

Maintenant, il s’agit de comprendre ce que certaines personnes considèrent comme
des velléités d’ambition politique en phase avec la révolution pour certains,
contre-révolutionnaires pour d’autres qu’on impute à des puissances d’argent.

Aujourd’hui, la situation d’incertitude qui règne sur le pays en l’absence de
médias bénéficiant de la confiance de la population et d’une communication
gouvernementale efficiente, conjuguées à l’absence d’institutions légitimes,
favorise autant d’interprétations et toutes ces tentatives d’expliquer ce que
l’on ne saisit pas et qui nous échappe.

Qu’il y ait des ambitions politiques pour certains bords qui disposent de
puissances économiques, il me semble que c’est l’évidence même. Que l’on
prétende par ailleurs que leurs idées sont contraires à la démarche démocratique
ne peut nous convaincre, et si nous voulons concrétiser et poser une réelle
démocratie, nous ne pouvons nous contenter de cela. Il faut commencer par élever
le débat public et nous focaliser sur des éléments tangibles, là nous pouvons
trancher.

Que voulez-vous dire par éléments tangibles?


Ils peuvent être des prises de position, des programmes, des politiques
conduites, des conflits d’intérêts avérés, etc. A titre d’exemple, si nous
pouvions savoir qui finance l’ensemble des partis politiques, nous trouverions
une partie de la réponse à la question. D’ailleurs, cela dépendra de l’évolution
institutionnelle et de la mise en place un système de contrôle des financements.
C’est-à-dire la transparence des comptes, leur révision et la possibilité
d’avoir des outils performants de contrôle des partis politiques. Le débat est
aujourd’hui focalisé sur le financement de la campagne électorale pour garantir
l’égalité entre les listes. D’ailleurs, le choix retenu par la Haute instance
est le financement public exclusif, quelles que soient les forces sociales et
économiques derrière les partis. C’est un choix important et radical. Par
ailleurs, on se pose moins de questions sur le financement actuel, la levée des
fonds des partis politiques nouveaux ou anciens et vers qui se fera la captation
du financement national privé des partis politiques. Quant au financement
étranger, c’est un tout autre débat autrement plus grave.

La question du financement des partis est non seulement une question d’ordre
technique mais elle est aujourd’hui nécessaire pour fonder une nouvelle morale
politique. Une morale qui suppose un autre rapport à l’éthique de l’action
publique. Ce qui pose et suppose la question du rapport à l’argent. L’argent est
nécessaire en politique, mais il doit être le plus visible, le plus transparent
et le plus traçable possible. Ceux qui dérogent à ces règles ou les
méconnaissent doivent assumer la responsabilité de leurs actes sans esprit de
revanche ou de sectarisme, mais d’égalité devant la loi et de respect de la
charge publique. Ceux, dans notre pays, qui assumeront désormais des
responsabilités publiques doivent savoir qu’ils sont investis d’une mission qui
a, à la fois, les honneurs de servir son pays mais également les condamnent à ne
pas en profiter.

Lorsque le Premier ministre parle des financements occultes de certains partis
politiques qui sèment le désordre, sans citer de noms ou donner plus
d’informations qu’il n’en faut, sachant les menaces sur la stabilité sociale et
politique du pays, ne pensez-vous pas que la clarté est de rigueur en la manière
et qu’il vaut mieux dénoncer ces partis plutôt que de taire leurs noms?


La nouvelle morale politique suppose que ceux qui apportent au débat public des
informations qui peuvent parfois être des accusations, doivent être en
possession des éléments de preuves et en parler en connaissance de cause. Ils
doivent pouvoir en établir la véracité. Le Premier ministre s’est abstenu de
dire qui a fait quoi, mais admettons que l’on dénonce les responsables d’actes
délictueux, il faudrait présenter en même temps les éléments de recoupements et
de vérification. C’est ainsi que le débat public avancera dans notre pays:
serein et responsable.

Plus de 70 partis politiques d’ici le démarrage de la campagne électorale qui
sera financée dans sa totalité par des fonds publics, le contribuable pourrait
se poser des questions sur les raisons de dépenser autant sur des partis, et les
partis nantis pourraient estimer que s’ils disposent de moyens financiers,
pourquoi ils n’en profitent pas?


Ce qui a été retenu par la loi est le financement des campagnes électorales et
pas des partis politiques. D’autant plus qu’il n’est pas dit qu’ils seront tous
en compétition lors de la campagne électorale. Je suppose que parmi eux,
nombreux seront dans l’incapacité de présenter des listes dans les 27
circonscriptions sur le territoire national sans parler de celles situées à
l’étranger.

D’autre part, on entend de plus en plus parler des appels à des fronts et des
listes communes, ce qui diminuera le nombre des listes en compétition. Mais il
faut savoir que nous aurons beaucoup de listes indépendantes, en particulier
dans les grandes agglomérations. Le principe est de les financer de manière
égale par le financement public. Pourquoi? En premier lieu pour rejeter les
financements étrangers, première crainte. Le financement privé a été écarté et
nous attendons la promulgation des décrets d’application de la loi. En
attendant, quid de l’autofinancement? Il sera intéressant de voir la position de
la Haute autorité indépendante des élections sur la question.

L’Etat aura-t-il les moyens de financer une campagne électorale très onéreuse?
Je ne le sais pas, mais j’estime que c’est à ce prix que nous pourrons assurer
un minimum de compétition loyale entre les listes en compétition. Entre une
liste indépendante et un parti très bien structuré, qui aurait plus de chances
sur le terrain? L’écart pourrait être énorme et nous savons aujourd’hui que le
succès d’une campagne électorale dépend pour beaucoup des moyens financiers dont
on dispose.

L’opération électorale coûtera beaucoup à l’Etat mais il est nécessaire
d’investir, ce qu’il faut pour ne pas rater la première sortie démocratique de
la Tunisie et pour qu’il n’y ait pas un jeu biaisé dès le départ et des dès
politiquement pipés dès le premier jour.