Taxé depuis longtemps de théoricien de l’UGTT, pourfendeur des choix néolibérales, ardent défenseur de l’entreprise citoyenne et connu dans les milieux de la société civile pour son opposition aux ententes, aux concentrations et aux monopoles dans la vie économique et politique du pays, les militants syndicalistes et associatifs tunisiens ont pris l’habitude de rendre souvent visite à Abdeljalil Bedoui, dans les locaux de la centrale syndicale, situés au beau milieu de l’avenue de Carthage, pour recueillir ses augures, disséquer ses silences et ses confidences d’économiste universitaire, dont la vie s’est toujours confondue avec la recherche académique, les rounds des négociations sociales, les joutes de la Place Mohammed Ali, les délibérations avec les pouvoirs publics et le département des études de l’UGTT.
Attentif aux temps, aux hommes et aux signes des temps, Abdeljalil Bedoui, pour qui l’une des tâches centrales de la démocratie politique consiste dans la médiation entre l’héritage du passé, les priorités du présent et les défis de l’avenir, a appelé les Tunisiens, tout au long de la première conférence de presse du Parti du Travail de Tunisie, organisée le 14 mai 2011, à l’hôtel El Mechtel, à dépasser la dictature du court terme, à ré-encastrer l’économie dans la société au lieu de la laisser conduire la société, à restreindre, durant cette période transitoire, la gamme potentiel des conflits entre les différents acteurs de la vie civile, à éviter les abstractions et à prendre conscience des nuages qui s’amoncellent dans le ciel économique du pays.
Pour mieux cerner le programme et les ambitions de ce nouveau né de la scène politique, le porte-parole du Parti du Travail Tunisien (PTT), qui redoute, nous dit-il, les mythes consolateurs, les postures oppositionnelles de principe, les bras de fer verbaux et les réponses technicisées aux problèmes, a bien voulu répondre à nos questions et éclairer nos lecteurs sur les velléités du Parti du Travail Tunisien, son agenda politique et sa feuille de route économique.
WMC: Votre parti est finalement lancé, la réalisation d’un vieux rêve en somme?
Abdeljalil Bedoui: Le Parti du Travail Tunisien est constitué de syndicalistes indépendants, d’avocats, de médecins, d’étudiants, d’un grand nombre d’universitaires et d’éminents hommes d’affaires, qui ont été rejoint, après la parution du visa dans le journal officiel, par des pêcheurs, des paysans, des ouvriers et de petits artisans, consacrant ainsi un vieux rêve du monde travailliste tunisien des années cinquante, quand la centrale syndicale, sous la férule de son secrétaire général de l’époque, Ahmed Ben Salah, aspirait à la création d’une entité politique populaire, capable de porter un projet social-démocrate, égalitariste et tourné résolument vers la modernité et le progrès.
Vous êtes donc une simple émanation de l’UGTT?
Pas du tout. Et je m’inscris en faux contre ces allégations. Nous sommes plutôt l’émanation d’une volonté collective liée au souhait de plusieurs syndicalistes indépendants, de sensibilités différentes, qui ont décidé d’avoir une expression politique. Afin de participer au débat en cours dans le pays. De traduire les principes de la révolution de la dignité en termes de valeurs culturelles. De programmes économiques. De justice sociale.
Croyez-vous, au sein du parti, à la lutte des classes?
Nous croyons à la diversité des intérêts et à l’existence des conflits sociaux. Car cela fait partie de la vie. De la réalité. Cela dit, notre parti entend renforcer les aspects de coopération, d’ententes et de consensus entre les acteurs de la vie économique et social du pays. Il s’agit finalement de ne pas défendre des situations économiques périmées, mais aider en permanence les différents acteurs des rapports de production à s’adapter (formation, soutien, mise en confiance…) et à profiter des aspects créateurs de la mondialisation. Le temps du capitalisme débridé est révolu. Il faut plutôt laisser se développer et prospérer les forces du marché mais dans des limites clairement définies. A l’abri de la nébuleuse des agents d’influence, des cartels et des lobbyistes organisés.
Quelle place accordez-vous à l’initiative privée?
Actuellement, des PME disparaissent en Tunisie, sans fleurs ni couronnes. En raison d’une conjoncture postrévolutionnaire, marquée du sceau de la surenchère et de l’irresponsabilité. Le Parti du Travail Tunisien appelle au respect de tous les partenaires sociaux, à la sanctuarisation de l’initiative privée et à l’apparition d’une nouvelle forme active de patriotisme économique. Car pour réaliser un programme économique et social ambitieux, capable d’améliorer les équilibres entre les régions et d’atténuer la paupérisation ambiante, il faut réhabiliter le rôle de l’Etat, mettre l’accent sur les emplois de demain et développer des relations contractuelles et de coopération entre la puissance publique, les collectivités locales, les représentants de la société civile et le secteur privé.
Le pays a besoin de rompre avec la démarche dichotomique et exclusive, fondée sur «le tout marché» ou «le tout Etat». Car ni la compétition, ni la politique, ni l’histoire ne sont finies. Au contraire, avec le printemps arabe, les plaques tectoniques de la géopolitique, de la géo-économie et de la géo-écologie se sont remises en mouvement, et ces réajustements ne se feront pas sans mal.
Les IDE sont-ils les bienvenus dans votre programme?
Nous sommes favorables à l’appel des capitaux étrangers qui s’inscrivent dans nos stratégies et priorités. Le Parti du Travail Tunisien (PTT) entend orienter les investissements nationaux et internationaux vers les projets productifs à haute valeur ajoutée, la création de pôles de développement régionaux, la conversion écologique de l’économie, le renforcement de la croissance verte et la promotion de sites technologiques innovants, dans le respect des lois du pays sur le plan fiscal et social.
Bref, notre devise sera un partenariat gagnant-gagnant avec des relations équilibrées avec nos partenaires étrangers. Afin de faire de la Tunisie le pôle des éco-industries du sud de la Méditerranée et non pas le paradis des «cost-killers», ces briscards de la mondialisation, qui font la chasse aux coûts.
Quels sont les partis politiques qui vous sont proches sur le plan des valeurs?
Chaque parti politique est détenteur d’une parcelle de l’intérêt général. Nous nous sentons proches des gens respectueux de l’éthique, de la modernité, de l’alternance, de la liberté d’expression et des positions médianes, pragmatiques, liées au souci de la réforme permanente. Car, comme disait Malraux, la réforme, c’est la vie. Et il faut réformer pour suivre la vie.
In fine, la Tunisie connaît un vrai tournant de civilisation et le PTT est dépositaire, à cette heure cruciale que vit notre peuple, d’une nouvelle politique de solidarité, dont le modèle n’est ni celui où la performance écrase la solidarité ni celui où l’assistance inhibe le désir d’entreprendre, mais celui où l’équité préside à une société moins inhumaine.