Plus de trois mois après sa création, le ministère du Développement régional
semble faire du surplace. Le ministre en charge tarde à présenter son approche
du sujet, ou sa démarche pour élaborer cette approche. Peu d’actions ou de
gestes sont enregistrés, excepté un projet de saupoudrage de budget à caractère
éminemment social. Le
gouvernement provisoire (GP) ne semble pas accorder une
quelconque priorité au traitement du déséquilibre spatial du développement du
pays. Les dossiers politiques l’emportent.
Déficit de vision, faible priorisation, absence d’actions, discours inaudible,
sont les éléments qui caractérisent le traitement du développement régional par
le GP. Situation décevante, perspectives inquiétantes.
Développement régional: un ministère sans objet?
Les textes officiels régissant le fonctionnement du nouveau département et de
son organisation et délimitant ses prérogatives tardent à paraître. Le nombre de
cadres mis à sa disposition est tout simplement ridicule. Les bureaux de son
siège sont encore largement occupés par le personnel de l’ex-ministère de «la
Communication», à qui on tarde à proposer d’autres affectations.
Par ailleurs, malgré son échec cuisant dans la politique de traitement de
l’aménagement du territoire, le ministère de l’Equipement et du Transport semble
s’opposer au transfert de ses prérogatives en la matière au département du
Développement régional, sans se donner la peine de présenter une nouvelle
approche en la matière, si tant est qu’il en a, ce dont nous doutons fortement.
Il semble même que le ministère de l’Intérieur et celui de la Planification et
de la Coopération internationale, aient adopté des positions similaires
vis-à-vis du nouveau ministère du
Développement régional: ils refuseraient de se
séparer respectivement de leurs prérogatives en matière du développement local
et de la planification du développement, tout en se dégageant de leur
responsabilité de penser et de mettre en œuvre les reformes nécessaires,
question d’éviter que se reproduisent les injustices et les partialités de
développement perpétrées par leurs services.
La résistance de la bureaucratie, et le manque d’ambitions du GP laissent penser
qu’on s’achemine vers un nouveau département dont les attributions seraient
fortement réduites, une coquille presque vide. L’essentiel de son activité
serait confinée dans la gestion des offices et du commissariat, faussement
appelés de «développement». Les leviers décisifs du développement demeureront en
dehors de ses prérogatives. Il servirait de façade décorative derrière laquelle
les mécanismes effectifs de développement opéreront, comme toujours, en toute
opacité.
GP: manque de volonté ou déficit de visions?
Il y a lieu de constater, en premier lieu, que ni le Premier ministre ni les
quatre ministres concernés ne se sont encore prononcés sur la question de
l’aménagement du territoire et de ses liens avec le développement local et la
planification. Ce silence est inquiétant. Au mieux, il vaut négligence.
Si l’arbitrage du GP entre les prérogatives respectives des ministères se
confirme dans le sens décrit plus haut, son message aurait au moins le mérite
d’être clair: la planification du développement et les structures en charge de
sa conception et de sa gestion ne sont pas à réformer, le problème du
développement régional est inexistant et la création du nouveau ministère n’est
que de la poudre aux yeux.
Pour un gouvernement qui change de membres, qui nomme des responsables, qui
promulgue des lois et qui modifie la loi de finances… son caractère provisoire
ne peut justifier à lui seul son immobilisme sur le dossier de l’aménagement du
territoire et du développement régional. Les prétextes de la profondeur du
problème et de l’importance des engagements qu’il nécessite sont peu
convaincants. En fait, le GP n’a même pas engagé une réflexion à son sujet, ni
organisé une écoute des partis politiques et des diverses composantes de la
société civile, ni lancé une consultation, ni même institutionnalisé ne
serait-ce qu’une commission qui lui serait consacrée.
Les anciens réflexes bureaucratiques non participatifs, et les processus de
prise de décision centralisés et déconnectés des besoins de la société, en
général, et des régions, en particulier, dominent encore. La révolution n’a pas
encore effleuré l’Administration tunisienne ni touché à ses sacro-saintes
méthodes cultivées de longue date par l’esprit et la pure tradition de l’ENA, et
qui se transmettent de génération en génération.
Signaux négatifs
Le ministre en charge du développement régional lance-t-il un appel public à la
télévision pour recueillir des propositions? L’expérience montre qu’il n’accorde
même pas de suite à ses propres engagements. De telles pratiques sont de nature
à entamer la crédibilité du GP et mettent sérieusement en doute la bonne foi de
son auteur dans ce qu’il entreprend.
Au moment où les responsables de différents pays et d’instances internationales
expriment leur souhait de contribuer à financer des projets et des
infrastructures dans les régions délaissées, le gouvernement semble dans
l’incapacité d’entrevoir pour ces régions autre chose que l’aménagement de
pistes agricoles ou le forage de puits. Le gouvernement est visiblement
incapable de rompre avec les logiques des gouvernements de Bourguiba et de Ben
Ali qui font que les infrastructures telles que les facultés médicales, les CHU,
les écoles d’ingénieurs et les autoroutes, sont de l’exclusivité de quelques
régions et interdites aux régions de l’intérieur.
Dans ce contexte, l’annonce du lancement imminent d’un appel d’offres pour la
construction d’un nouveau CHU dans une ville qui en compte déjà un constitue un
troisième signal ambigu envoyé par le GP. Par ce geste non expliqué, le
gouvernement manque lamentablement de tact et frôle la provocation. Son acte
peut signifier son incapacité ou son manque de volonté de se démarquer des
politiques régionalistes des gouvernements postindépendance.
Une confiance abîmée à restaurer
Les frustrations accumulées par des décennies de promesses non tenues en termes
de développement régional ont généré un déficit de confiance colossal. Un lourd
héritage pour le GP, devant lequel il semble être dans l’incapacité d’agir.
Loin de s’attendre à des bouleversements et des mesures révolutionnaires, avec
ce GP, on est néanmoins en droit de s’attendre à l’expression explicite d’une
volonté sincère de réformes. Même pour un gouvernement marqué par une excessive
prudence voire des tentations contre-révolutionnaires, l’attitude du GP demeure
marquée par l’inaction et l’attentisme, sinon une forme de fatalisme.
Pourtant, des possibilités lui sont offertes pour crédibiliser son discours et
rassurer les populations concernées, étape nécessaire pour rendre le dialogue
possible, et pour entrevoir, par la suite, la nécessaire restauration de la
confiance.
Abolir les anomalies institutionnelles
Les politiques régionalistes des cinquante dernières années ont généré des
discriminations institutionnelles et formelles entres les régions.
Ainsi, depuis 1994, l’action du développement dans les régions de l’intérieur
(Nord-ouest, Centre-ouest, et Sud) est régie par des offices de développement.
Les trois offices de développement ont des attributions restreintes à chaque
gouvernorat. Elles se réduisent en l’assistance aux gouverneurs, pour
entreprendre des actions socioéconomiques à caractère typiquement social,
symbolisées par les chantiers ruraux.
Dans les régions favorisées (Nord-est et Centre-est), l’action du développement
est régie par un unique «Commissariat général au développement régional» (CGDR)
qui traite exclusivement ces deux régions. Les attributions du CGDR sont
étendues: elles sont sectorielles, régionales et nationales. De son site web, on
peut lire: «Le CGDR… est chargé d’élaborer les programmes spécifiques de
développement nécessitant une coordination nationale et suivre leur exécution,
et ce en collaboration avec les départements concernés et leurs services
extérieurs ainsi qu’avec les collectivités publiques locales. Il est en outre
chargé d’accomplir toutes les autres tâches et missions rentrant dans le cadre
de la promotion du développement régional». On est loin de l’assistance aux
gouverneurs et des programmes de pistes agricoles.
La généralisation des CGDR mettrait toutes les régions sur le pied d’égalité, et
me semble déjà une décision à la portée du ministre de Développement régional,
si le GP dispose de la volonté nécessaire.
L’incohérence entre la répartition géographique régionale établie en 1982 et
modifiée en 1994, d’un côté, et les lieux d’implantation des services et
sociétés publics, de l’autre, est un travers incompréhensible en dehors d’une
logique régionaliste. A titre d’illustration, le siège de la société publique de
promotion immobilière SNIT-Sud est établi dans une ville qui, officiellement,
fait partie de la région Centre-est. Situation similaire pour l’ONAS. Le cas se
répète avec de multiples entreprises et services publics dans diverses régions.
Il formalise toujours le même sens de dépendance et de domination
interrégionale. Les secteurs de la justice, de la santé, de la formation, de
l’éducation, les entreprises publiques et les services administratifs en général
sont concernés.
Annoncer comme objectif de faire correspondre le déploiement des entreprises et
services publics aux cartes régionales relève du simple bon sens et reste dans
le domaine du possible immédiat.
La bonification régionale des scores d’orientation aux études universitaires est
un cas flagrant de politique de déséquilibre régional, car elle provoque in fine
le dopage des scores des élèves issus des régions favorisées, pour accéder aux
études sélectives, aux dépens des autres.
D’autres textes aussi pernicieux font partie des outils des politiques
discriminatoires entre les régions. Abolir de tels textes me semble être
rapidement réalisable. Abolition qui serait de nature à apaiser et à rassurer.
Inventorier la réalité, se projeter dans l’avenir
Certes, la correction des déformations induites par une accumulation historique
de politiques régionalistes est une œuvre de longue haleine qui nécessite du
temps, de l’organisation et des moyens humains et matériels. Cela dépasse
largement les possibilités et la durée des mandats de plusieurs gouvernements
non provisoires.
Mais l’immensité de la tâche ne doit pas occulter l’urgence d’un véritable
diagnostic de la situation et la nécessité d’engager au plus vite un traitement
des véritables causes du retard de développement. Le fait que le ministère de la
Santé ne découvre l’état des infrastructures sanitaires de Tataouine et de Ben
Guerdane qu’à l’occasion des évènements en Libye est très révélateur.
Le diagnostic et l’établissement d’un véritable état des lieux des ressources
mises à disposition des régions est un travail de professionnel: il nécessite
une approche réellement participative. Ce diagnostic facilitera l’identification
des besoins de créations, et des programmes de mise à niveau de l’existant. Cela
facilitera la planification des actions et leur financement auprès des bailleurs
de fonds et des donateurs.
Il est primordial de ne pas le laisser au seul bon vouloir d’une Administration
qui a développé des réflexes de falsification des réalités. Il y va de
l’efficacité des mesures qui seront entreprises. La société civile peut
utilement y contribuer.
A défaut de pouvoir présenter une vision cohérente, le GP peut au moins tenter
de baliser les chemins par la reconnaissance des possibilités offertes dans
l’avenir pour les régions concernées. A titre d’exemple, les perspectives de
coopération avec l’Algérie sont à analyser à la lumière du nouveau contexte
politique régional. Le prolongement de l’autoroute algérienne des Hauts plateaux
Tébessa –Tlemcen par une autoroute tunisienne Haydra-Kasserine-Sidi Bouzid-Gabès
me semble bien digne d’intérêt.
Le rééquilibrage géographique des instituions sanitaires pourrait aboutir à un
projet de réseau de facultés d’études médicales et de CHU dans l’ouest et dans
le sud du pays.
La complexité du problème, la délicatesse du moment, l’absence d’outils
appropriés, et la non-adaptation du cadre institutionnel ne peuvent nullement
justifier l’inaction et l’immobilisme.