Consultant et économiste, Hédi Sraïeb -et sa compagne– s’investissent quotidiennement depuis plus d’un mois à tenter d’aider les Tunisiens venant de Lampedusa: loger, nourrir, soigner, régler mille et un détails des personnes en détresse. De no man’s land –où très peu de Tunisiens de Paris sont mobilisés, ce qu’ils ont pu vivre et entendre constitue un versant inédit d’une autre réalité. Celle d’une Tunisie des fragiles et précaires. Où le mot partir se vit comme une nouvelle frontière. Récit exclusif.
Près d’un mois passé auprès des sans papiers de Paris arrivés de Lampedusa, me conduit à faire une parenthèse que je tente de livrer ici.
La grande majorité a entre 20 et 25 ans. Ils n’ont donc connu que le régime de Ben Ali. Comme beaucoup de jeunes, ils ont suivi une scolarité raccourcie du fait de la précarité des revenus de la cellule de vie familiale à laquelle ils appartiennent. Ils ont tenté, souvent réussi puis de nouveau se sont retrouvés exclus de ce que l’on nomme “la vie active”.
Arrêtons-nous quelques instants sur quelques faits récurrents et saillants.
Ils ont subi dans la toute dernière période et de plein fouet une précarité devenue insupportable et intolérable. Nous allons y venir.
Ils sont aussi, pour l’essentiel, issus des régions défavorisées du centre-sud, où l’opportunité de quitter le pays a subitement été la plus forte (réseau de passeurs).
Ils viennent tous de familles extrêmement modestes, et ont manifestement perdu l’espoir de voir leur situation matérielle s’améliorer tant au niveau local qu’à l’échelle nationale.
Ils savent depuis déjà quelques années que l’exode vers les grandes villes n’est plus non plus une solution. Sans moyens, ils ne peuvent envisager de suivre une formation qualifiante, ni même s’ils ont un talent (plombier, électricien) de quoi s’équiper pour ouvrir une échoppe.
Avant d’analyser leur parcours et leur motivation à l’émigration, revenons sur le contexte économique et social de ces toutes dernières années, et cela en “miroir” avec les décennies précédentes.
Situation économique et sociale de la dernière décennie
Les statistiques officielles du chômage, longtemps truquées, ont été quelque peu actualisées. Le taux moyen serait de l’ordre de 20%, sensiblement inférieur à Tunis (10-15%) et dans les grandes villes côtières qui génèrent 80% de la richesse du pays.
En revanche, ce taux atteint 30% voire 40% dans les villes et conurbations du sud: Zarzis, Ben Gardanne, Médenine, Tataouine: L’essentiel de l’effectif présent sur Paris et Marseille.
Ces chiffres partiels ne reflètent cependant qu’une partie de la réalité. Nous ne disposons d’aucune indication quant à l’évolution dans le temps de la nature de ce chômage ou cet état de sans emploi (courte durée, alterné de périodes de travail plus ou moins récurrents, et un chômage de longue durée). Pas d’autres, non plus, d’indicateurs qui faciliteraient une meilleure compréhension de l’évolution de leur statut socioéconomique (situation familiale, revenus, appartenance communautaire).
L’hypothèse que nous faisons ici est que le couple chômage-travail s’est considérablement modifié et transformé au fil des deux dernières décennies. Usant d’une métaphore sommaire, on serait ainsi passé emblématiquement d’un jeune arrivant à joindre les deux bouts et apportant une contribution à la vie familiale, à un jeune désœuvré, ne travaillant qu’occasionnellement, incapable de subvenir à ses besoins et à ceux les plus élémentaires de sa famille.
Jusqu’au début des années 90, les jeunes sortis du système scolaire ont pu s’insérer bon an mal an sur le marché formel du travail, comme sur celui de l’économie informelle licite (apprentis, journaliers).
Durant cette première période du régime de Ben Ali, l’essor de la création de petites entreprises utilisatrices de main-d’œuvre faiblement qualifiée, a permis de créer près de 40.000 emplois par an. Les administrations, offices et entreprises publiques, n’ont pas été en reste, contribuant à leur tour à près de 20.000 à 30.000 emplois par an. Le tout débouchant aussi sur une relative profusion de “petits boulots” et absorbant ainsi l’essentiel des sortis du système éducatif.
La jeunesse défavorisée du sud ayant quitté le système scolaire en 5e ou 4e a pour ainsi dire trouvé un emploi plus ou moins stable, plus ou moins bien rémunéré.
Il est cependant difficile de s’en faire une idée exacte, les statistiques ne fournissent pas non plus d’indicateurs sur les types d’emploi pourvus: plein temps, saisonniers, occasionnels, journaliers.
L’essor du tourisme de masse et ses retombées, le bâtiment, l’agriculture et la pêche ainsi que l’économie domestique vivrière et pastorale ont donc permis d’absorber pour un temps ce flux sortant du système scolaire.
Au total, mêmes les emplois relativement précaires et mal rémunérés permettaient à ces jeunes propulsés comme soutien de famille de maintenir à flot et de subvenir aux besoins de leur cellule familiale.
Sur le plan psychologique, ces jeunes pouvaient garder l’espoir de finir par vivre comme “tout le monde”… construire une maison et fonder une famille. De plus, un commerce ordinaire va progressivement se renforcer entre la Tunisie et la Libye et dont profiteront ces villes et villages et leur population.
Au cours de cette période, la cellule familiale type (5 à 6 personnes dans le sud) va donc survivre grâce aux apports de l’un ou de deux membres de la famille qui ont accès à un travail licite.
Une lente dégradation peu perceptible, quasi invisible va cependant se propager tout au long des deux décennies suivantes.
La conjonction de différents facteurs va accélérer le phénomène de paupérisation relative.
Les sorties du système éducatif vont se faire plus nombreuses: la courbe scolaire de sorties culmine entre 2009 et 2012 avec près de 80.000 jeunes (95.000 en 2010), l’offre de travail stagne à 60.000.
Les frais et coûts du maintien dans un cursus éducatif s’envolent: transports, fournitures scolaires.
La création d’emploi des PME/PMI s’essouffle, par l’effet de la substitution du travail au capital. L’Etat réduit ses investissements et ses programmes sociaux d’accompagnement du chômage.
Le pouvoir d’achat des salariés de l’administration comme des entreprises s’effondre: instituteurs et petits fonctionnaires et employés voient leurs maigres salaires stagnés.
Les tours operators unis exercent leur pouvoir de marché et font baisser drastiquement les prix des séjours, qui, non contents de détruire les équilibres fragiles de la profession, exerce des effets en cascade sur les petits fournisseurs locaux (agriculteurs, pécheurs, artisans, voyagistes).
L’endettement généralisé se traduit par de plus fortes pressions sur l’emploi: serveurs, cuisiniers, femmes de ménages subissent une précarité accrue (réduction des heures supplémentaires, des effectifs d’appoint, etc.).
L’artisanat ne résiste pas non plus à l’onde de choc: renchérissement des matériaux qui entrent dans la fabrication de leurs produits (cuivre, zinc, fer, bois). Il en va de même pour la pêche, également endettée, qui se voit contrainte de réduire ses effectifs des équipages pécheurs embarqués.
Au total, l’aggravation des tensions sur les marchés du travail se conjugue concomitamment avec un renchérissement des produits de base et de première nécessité. L’accès aux soins et aux médicaments est rendu plus difficile. L’économie familiale mi-salariale mi-vivrière se retrouve enfermée dans un étau qui se resserre de jour en jour: faiblesse des revenus-augmentation du coût de la vie. La cellule familiale du sud, délaissée mais qui a survécu jusqu’ici, est désormais au bord de la désintégration.
Emergence et essor d’une économie informelle mafieuse
Survient alors, au tournant des années 2000, une manne inespérée de revenus et d’emplois, inconnue jusqu’ici qui va fonctionner puis prospérer. Nous la nommerons provisoirement “économie illicite et mafieuse”. Illicite, car jusque-là la Tunisie dispose d’un système douanier rigoureux, fondé sur des pratiques, des procédures et des taxes communément admises par tous. Il y a toujours eu des “passe-droits”, mais ils n’ont concernés qu’un petit nombre d’initiés.
La corruption et le trafic font leur apparition sous la houlette d’une clique mafieuse dont nous ne connaissons que quelques membres, les plus en vue. Cette gangrène va s’installer progressivement à tous les étages de la société, y compris au plus bas de l’échelle, souvent aussi par l’entremise du Parti-Etat local. Il faut désormais payer, graisser la patte, y compris pour tout ce qui revient de Droit. Obtenir un emploi, des soins, un permis, un prêt, nécessite de connaître quelqu’un, le plus souvent membre de l’appareil d’Etat, qui rendra le service contre rémunération.
Parallèlement, un dispositif de trafics illicites inter frontalier entre la Libye et la Tunisie, parfois avec l’Italie du sud, mais aussi avec d’autres régions (Hongkong), va progressivement se mettre en place embrigadant les laissés pour compte, policiers, fonctionnaires qui deviennent aussi une cible privilégiée des corrupteurs, mais également tous les parias, honnêtes comme petits délinquants.
Nous avons longuement questionné les sans papiers dont près de 30% ont participé de près comme de loin à ce système. Parmi ceux qui sont arrivés jusqu’ici et qui ont échappé à la police française, certains, peu nombreux, ont de lourdes amendes, d’autres ont fui de risque de se voir arrêter.
Tout en haut de la pyramide de cette organisation, nous disent-ils, aux contours variables et selon les circonstances et la nature des trafics, se trouvent des donneurs d’ordre ayant lié parties avec une myriade d’entreprises, de commerçants, pour ainsi dire de profiteurs de crise. Le plus souvent, ils n’ont rencontré que les «caporegimes»: l’apporteur d’affaire et organisateur lui-même en cheville avec un «consiliere» soutien-local (policier, douanier, fonctionnaire, notable qui arrangera le coup). Les questionnés sont le plus souvent au plus bas de cette organisation, passeurs, pourvoyeurs de véhicules, entreposeurs, chauffeurs-convoyeurs. Certains, assez rares, sont montés en grade “capot local” dont le retour est plus que problématique.
Sur la nature des trafics, ces migrants nous apprennent que tous les produits étaient acheminés selon la disponibilité et les demandes du moment: de la Libye vers la Tunisie, produits blancs éléctroménagers, éléctroniques, informatiques, textiles et objets domestiques en tout genre et de provenances diverses. De la Tunisie vers la Libye, médicaments, matériaux de construction, verre… mais aussi alcool.
L’acheminement dans les deux sens, apprend-on, était organisé par voiture, véhicules utilitaires, le chauffeur recevant 300 DT, le propriétaire du véhicule aux plaques supprimées ou truquées, le double. Chaque transport avait une valeur moyenne de 20 à 50.000 DT. Les parcours évitaient soigneusement les postes de contrôle ainsi que les rondes frontalières. Un dispositif de mobiles avec des guetteurs le plus souvent des mineurs, permettait de fiabiliser le trajet, d’en modifier les étapes. Parfois il fallait foncer et éviter les balles tirées à vue par la police. Arrêté et en comparution immédiate, la prison… Sans jamais pouvoir réellement inquiéter les commanditaires.
Des points d’entreposage intermédiaires (comme dans un circuit grossistes et semi grossistes) faits de caches en plein désert, ou d’habitation vétustes maquillées en masures constituaient des lieux intermédiaires.
Qui sont-ils à avoir succombé à cette activité délictueuse consciemment acceptée: Nous nous inscrivons en faux contre des propos tendancieux tentant de monter des communautés villageoises les unes contre les autres: Les gens de Ben Gardanne dans l’acheminement, ceux de Médenine ou de Tataouine dans l’entreposage. Rien n’est plus faux. Nous avons questionné des Zarzisiens, Sfaxiens des Gabésiens nous confirmant aussi leur participation à un titre ou à un autre à ce trafic régional qui, rappelons-le, pouvait rapporter jusqu’à 2 mois de dépenses d’une famille de 5-6 personnes.
L’effondrement de cette économie illicite et la fuite
L’effondrement du régime sonne le glas aussi de cette économie sous-terraine. Les donneurs d’ordre n’ont plus de protection, les demandes s’évanouissent. Tout le système s’effondre comme un château de cartes. La fermeture des frontières aggrave le tout.
Toutes les petites mains n’ont alors plus qu’une idée fuir vers des horizons moins hostiles. L’Italie à quelques encablures, puis la France dont ils ont vu les richesses à la TV, et dont leur parlent les jeunes des banlieues de retour chaque été au pays.
Braver la mort sur une frêle embarcation n’est jamais qu’une péripétie de plus. Peu des sans papiers en portent les stigmates. Quelques uns cependant éprouvent des effets secondaires: perte du sommeil et autres manifestations somatiques.
A l’heure où j’écris ces quelques lignes: l’espoir d’une vie décente et digne s’effiloche. Le rêve s’est cassé, disent-ils…
Tout concourt à ce désappointement d’abord puis à ce désenchantement: peu ou pas de solidarité française, par comparaison avec l’hospitalité légendaire du sud profond d’où ils viennent (seul référentiel culturel vécu).
Bien au contraire, des arrestations arbitraires, des rafles sans motifs, aucune assistance médicale, à l’exception de quelques permanences d’hôpitaux, aucune assistance juridique digne du pays des Droits de l’homme, peu ou pas de titres de transport urbain, encore moins de billets pour rejoindre un proche en Europe…
Un concert d’indignation certes. Mais se rendent-ils compte, tous ces badauds qui viennent “les voir” du drame humain dans toute sa complexité et dans toute la variété de ses facettes.
Toute cette agitation offusquée, indignée, au final, se déroule sur fond d’indifférence, singulièrement celle coupable d’un gouvernement en quête de légitimité mal fondée. Peu ou pas de solidarité active, de soutien et d’accompagnement, à l’exception de quelques rares associations tunisiennes, parsemées de bénévoles de quartier, et d’une aide de la Mairie de Paris.
Ne vous méprenez pas, il ne s’agit le plus souvent que de personnes tout à fait fréquentables, et non pas d’une horde de voyous méfiante et violente à l’occasion, comme le laissent transparaître inconsciemment certaines images ou certains écrits. Ils ne mendient pas et n’ont commis aucune voie de fait, ni perturbé le voisinage riverain.
Nous avons côtoyé des instituteurs, des aide-soignants, des préparateurs en pharmacie, des pêcheurs, des serveurs, des vendeurs à la sauvette, des étudiants disposant de diplômes souhaitant poursuivre un cursus (20% de l’effectif de La Villette) des mineurs hébétés s’accrochant aux basques des plus âgés de leur village (10% de l’effectif), un vieux couple dont la femme est malade, des demandeurs de soins urgents… Tous errants, dans un gymnase de fortune, dans un parc, dormant à même le sol… en quête d’une solution comme avaient pu la trouver les anciens, mais cette fois-ci tous sans illusion…
Que dire au père aux yeux hagards qui tient la main de son enfant, qui nous dit «je veux aller à l’école».