Si on devait dédier un air musical à Ridha Belhadj ou à ses collègues du gouvernement provisoire, en ces temps troubles, tumultueux et postrévolutionnaires, ce serait sans doute «I will survive», tube impérissable de Gloria Gaynor. Qu’importe les polémiques, les quolibets, les claquements des pupitres, les injures, les diatribes, les offensives des uns et des autres, les sit-in, les pressions, les désidératas et les exigences d’une classe politique enfiévrée, titubant de liberté et d’audace, il tient le cap, plie mais ne rompt pas. Observe une prudence de sioux. Se garde des abstractions. Va vers son risque. Supporte. Ou soupèse. Sort du champ partisan. Prend de la hauteur. C’est l’arrangeur. Dans une époque où il faut adopter des compromis. Des accommodements. Des consensus. La politique, nous dit-il, quand elle est un art et un service, devient une action pour un idéal à travers des réalités.
Natif de l’île des rêves, proche dès son adolescence des milieux progressistes et engagé, depuis son admission au barreau, dans le combat démocratique pour les libertés publiques et individuelles, il poursuit dans son style discret, avec son intégration dans le cercle étroit d’El Kasbah, les vissicitudes de l’Agora, les changements de pied des professionnels de la politique. Qui se jalousent. Se brouillent. Se réconcilient. Se flattent. Se courtisent. Se laissent porter par les murmures des antichambres ou les remous de l’opinion. Gonflés de leur égo de résistants de la 25ème heure.
Pour notre interlocuteur, si doux que soient les rêves, les réalités sont là, et suivant qu’on en tient compte ou non, ajoute-t-il, la politique peut être un art assez fécond ou bien une vaine utopie. Devant l’effervescence de la scène publique et le galop des événements liés à la proposition de l’Instance Supérieure Indépendante pour les élections d’ajourner le scrutin de la Constituante du 24 juillet 2011 au 16 octobre 2011, il a bien voulu répondre aux questions de Webmanagercenter afin de dégager pour nos lecteurs les grilles de lecture d’une actualité fluctuante.
WMC: L’administration va-t-elle jouer le jeu des élections?
Ridha Belhaj: Bien entendu. Car elle est d’essence républicaine. Depuis mon entrée au gouvernement, j’ai pu noter combien les fonctionnaires tunisiens et les technocrates sont mobilisés pour le succès des élections de la Constituante et de la transition démocratique. Les ingénieurs et les cadres du Centre National Informatique(CNI) travaillent jour et nuit pour venir en aide à l’Instance Supérieure Indépendante pour les élections dans l’établissement des listes électorales. De même pour le corps du ministère de l’Intérieur, naguère accusé de tous les maux, aujourd’hui prêt à jouer le jeu. Après avoir fait son mea culpa, la police entend maintenant servir la république sur de nouvelles bases. Au fait, le personnel de la fonction publique a toujours souhaité s’acquitter de sa tâche loin des interférences politiques. Après le 14 janvier, l’occasion est trop belle pour qu’il la laisse s’échapper.
Comment se déroulent les tractations relatives à la date du 24 juillet 2011?
Il s’agit d’une date butoir, produit d’un consensus national entre tous les partis politiques tunisiens et d’une feuille de route établie depuis le mois de mars 2011. En application du décret-loi sur les élections de la Constituante, les pouvoirs publics sont dans l’obligation de publier un décret appelant les Tunisiens aux urnes le 24 juillet 2011. Sinon c’est la vacance procédurale.
Cela dit, si un autre consensus se dégage parmi les membres de la Haute Instance pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution, de la Réforme Politique et de la Transition Démocratique et tous les acteurs de la société civile, le gouvernement provisoire peut toujours agir positivement. A condition qu’on tienne compte des intérêts supérieurs de la nation et des contraintes sécuritaires et socio-économiques du pays.
Pourquoi une réforme relative à la profession des avocats et non pas à tout le système judiciaire?
Il est à remarquer que toute période transitoire nécessite des amendements et des réformes des législations régissant le système judiciaire. Dans ce cadre, des projets de décret-loi liés au statut du Conseil Supérieur de la Magistrature et à la profession des avocats sont en cours de discussion. Concernant les notaires, une commission de réflexion a été constituée pour d’éventuelles révisions. Finalement, le pays a besoin, dans une période tumultueuse et postrévolutionnaire, d’une réforme de tout le système judiciaire. Afin de consolider les droits de la défense, de renforcer l’indépendance de la magistrature.et d’assurer au peuple tunisien une transition démocratique dans les meilleures conditions.
Pour conclure, il n’y a pas une réforme «mère de toutes les réformes», mais une multiplicité d’actions qui jouent sur un clavier très large.
Certains accusent le gouvernement provisoire d’être à la solde des avocats?
Les avocats ont toujours été à l’avant-garde des combats pour les libertés publiques. C’est une profession marquée dans sa chair durant deux décennies de lutte contre la dictature. Il s’agit d’un engagement qui date des heures glorieuses du mouvement national et de la Constituante de 1956. Mais ce n’est pas une raison pour faire le procès du gouvernement provisoire. Car les avocats, de tout temps proches de toutes les couches sociales, ont toujours été actifs et prépondérants dans la société civile, les partis politiques et le monde associatif.
Quelle sera votre position si l’Instance Supérieur Indépendante pour les élections campe sur ses positions?
Je crois que les Tunisiens ont toujours fait preuve de bon sens. Surtout dans les moments critiques de leur histoire. Il s’agit maintenant de se mettre d’accord pour équilibrer les compromis. De se dresser contre les défis et non de sombrer dans l’insignifiance dans un monde brutal et ultraconcurrentiel.
D’ailleurs, nous avons un dialogue constructif et positif avec Iyadh Ben Achour, président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Il en est de même avec Kamel Jendoubi, militant de la première heure, à qui nous apportons toute l’aide nécessaire à l’accomplissement de sa tâche historique.
Certains s’interrogent sur l’homogénéité de l’équipe gouvernementale…
Le gouvernement provisoire est composé de profils différents, sans appartenance partisane, avec pour mission d’assurer au pays la transition d’un système autoritaire et défaillant sur le plan économique et moral à un régime démocratique, censé répartir équitablement les richesses nationales. Nous nous serrons donc les coudes pour mener à bien notre mission
Vous arrivez à vous entendre avec Béji Caid Essebsi, si jaloux de ses prérogatives?
Toute l’équipe gouvernementale considère la proximité avec Béji Caid Essebsi comme une chance inouïe. Le Premier ministre, qui considère l’histoire comme une série de cycles au balancement sans fin, a capitalisé une expérience d’Etat de plus d’un demi-siècle. Il a la profondeur de la réflexion, l’aisance de la synthèse et l’assurance du jugement. Il captive et galvanise son entourage. Pour lui, la politique est la fosse aux lions. Et dans la vie publique, nous dit-il souvent, les gens vont et viennent et puis viennent et vont. Fin connaisseur de la nature humaine, il tranche, dissèque, épluche caractères et comportements.
En ce qui me concerne, chaque jour de travail est un jalon dans mon cursus d’apprentissage, à côté d’un homme politique d’essence libérale, soucieux d’écouter et d’entendre tous les avis, surtout s’ils sont contraires aux siens. Il est aussi une chance pour la Tunisie. Car en ces temps troubles et postrévolutionnaires, le pays a besoin d’une voix sage, dépassionnée, désintéressée, capable de fermeté et d’engagement.