Mohsen Marzouk est secrétaire général de l’Institution arabe de la démocratie. Il est aussi président de la commission exécutive du Kawakibi Democracy Transition.
Spécialiste de la transition démocratique, il nous parle dans l’entretien ci-après du rôle du leadership politique du pays qu’il considère, lui, comme étant «l’un des plus grands problèmes de la Tunisie postrévolutionnaire».
Entretien
WMC: Comment doit s’exprimer l’amour de la patrie et le nationalisme dans une phase de transition démocratique?
Mohsen Marzouk: Il existe deux formes de nationalisme: la première est le fait d’appartenir à un pays et d’estimer que son intérêt doit être placé au dessus de tout. La deuxième se situe au niveau de la coexistence et la volonté de vivre ensemble en admettant nos différences et nos pluralités.
Pour que nous puissions y arriver, il faut qu’il y ait une plateforme minimum de valeurs communes que nous partageons tous. Ces valeurs, conjuguées à notre appartenance ontologique à la patrie, permettent l’accomplissement de la démocratie.
Car en fait, c’est quoi une démocratie? C’est un système politique qui existe au sein d’une communauté ou d’un groupe et qui exprime la volonté du Peuple. Un peuple qui doit, lui-même, avoir un sens de l’appartenance assez développé pour œuvrer efficacement à la concrétisation et au succès de la démocratie. Voyez l’exemple des Américains ou des Français lesquels, dès qu’on lève le drapeau et on chante l’hymne national à la gloire du pays, se lèvent et mettent leurs mains sur leurs cœurs…
Ce sont deux processus parallèles qui vont ensemble: un processus de «Nation building» (édification de la nation) et dans le même temps la mise en place d’un système démocratique.
Ce qui est étonnant, c’est que la Tunisie a une longue histoire d’unité territoriale et de métissage harmonieux entre les populations, des institutions très anciennes et une centralisation du pouvoir qui ne date pas d’aujourd’hui. Pourquoi avons-nous du mal à définir ou à exprimer notre appartenance à notre pays que nous aimons pourtant tous et comment arriver à bon port sans trop de dégâts? Tout le monde parle au nom du peuple mais exprime-t-on seulement la volonté du peuple?
Il faut donner du temps au temps… Nous sommes encore au tout début du processus démocratique qui comporte lui-même plusieurs phases. La première est la reconstitution des légitimités politiques, notamment grâce aux élections. Après un long moment de d’oppression, on perd ses repères et même le sentiment d’appartenance à une même nation, ce qui implique la gestion de la diversité tout en sauvegardant l’unité nationale. C’est un équilibre assez difficile à opérer.
Auparavant, les Tunisiens n’en avaient pas besoin, ils vivaient dans leur pays, l’aimaient mais il y avait un seul personnage qui avait sur eux droit de vie et de mort. Le pluralisme et la diversité ne faisaient pas partie de leur quotidien. La démocratie va produire une nouvelle forme de nationalisme. Le Tunisien va de nouveau s’approprier son drapeau, son pays ainsi que toutes les expressions et symboles de sa souveraineté et son appartenance à une seule entité sans peur et sans chauvinisme.
Pouvons-nous situer la phase par laquelle passe aujourd’hui notre pays?
Nous pouvons dire que c’est une phase de populisme accentué par des problèmes économiques et sociaux nourris de revendications sociales du tout et tout de suite. Nos élites n’étaient pas préparées à gérer cette phase.
Il est quand même étonnant que certains observateurs et nous-mêmes réalisions à quel point le peuple est plus mûr, plus ouvert et plus avancé que son leadership. Nous avons même parfois l’impression qu’il le dépasse. En fait, est-ce que notre leadership assure?
Pas du tout, et c’est le grand problème. Dans cette première phase dont je parlais plus haut, le populisme a régné en maître, ce qui a engendré nombre d’erreurs d’appréciation et une confusion généralisée. Que ce soit au niveau de ceux qui gouvernaient ou de ceux qui étaient en dehors des sphères du pouvoir. Tout le monde parle de la voix du peuple ou de la rue, ce qui n’est pas réellement le cas puisque cette voix, nous l’avons réalisé, est manipulée et exprime les opinions de ceux qui tirent les ficelles de derrière les rideaux. Ce sont des pratiques assez courantes dans les phases postrévolutionnaires. Un dictateur est parti et a laissé un vide derrière lui, chacun veut récupérer le butin. L’establishment politique tunisien a, en réalité, une mentalité de chasseurs de butins. Le problème est qu’il n’y avait pas un réel leadership du temps de Ben Ali qui a tout fait pour l’éliminer du terrain politique et de celui socioéconomique.
L’ère Ben Ali justifie-t-elle la «faiblesse» de notre leadership?
Pas du tout car même en dictature, on peut s’informer et se former, se tenir préparé, anticiper et avoir des visions de l’avenir, c’est cela le rôle d’un leadership. La révolution a pris de cours et de haut notre leadership politique, elle l’a même dépassé. A mon avis, pour la plupart, nos élites ne disposaient pas de la capacité intellectuelle ou d’anticipation, ils n’avaient pas les moyens humains et techniques ou l’approche stratégique qui pouvait les aider à appréhender la situation par laquelle passait le pays.
Conséquence: des controverses et des contestations interminables sur qui va occuper le poste de président de la République au gouvernement Ghannouchi? Ensuite, nous sommes entrés dans le cercle vicieux de l’Assemblée Constituante. En fait, nombre de nos élites politiques avaient pris le prétexte de l’Assemblée Constitutive pour éliminer définitivement les «symboles» de l’ancien régime. Après que l’idée a été adoptée, ils se sont rendu compte qu’ils n’étaient pas prêts à la tenue de l’Assemblée Constituante. Ceux-là mêmes qui tenaient à ce qu’elle se tienne au plus tôt appellent aujourd’hui à son report. Cela prouve à quel point le leadership politique était mal préparé autant ou plus que l’Etat lui-même.
Par quoi expliquez-vous cet état de fait?
En fait, je ne saurais l’expliquer. Car avant le 14 janvier, nous pouvions comprendre l’état de faiblesse dans lequel la dictature a mis notre leadership, pas aujourd’hui, ils (elles) doivent relever le défi. Malheureusement ils voient trop petit. Aujourd’hui nous sommes en train d’édifier un grand pays. Pourquoi ne pas voir aussi grand que la grandeur de la Tunisie?
21 économistes parmi les plus réputés au monde reconnaissent que la Tunisie est le leader de la transition démocratique dans le monde arabe, c’est un témoignage extraordinaire.
Lorsqu’il y a eu l’opération terroriste d’El Rouhia, j’avais appelé à une manifestation avec la participation de tous les partis politiques et de toutes les composantes de la société civile, soit près de 300.000 Tunisiens dans la rue pour affirmer leur soutien à l’armée et à la police et crier leur amour pour le pays. Ce qui donne de l’élan non seulement à notre appareil sécuritaire mais qui est une preuve de la solidarité et de l’unité du peuple dans le malheur. Ce qui s’est passé, c’est que le PDP a organisé une manifestation qui n’a pas dépassé les 400 personnes devant le théâtre national, ce qui est ridicule par rapport à l’ampleur de l’événement lui-même. Les représentants d’Ennahdha ont couru pour participer à l’enterrement, alors qu’ils devraient plutôt se poser des questions par rapport à ce qui se passe. Car personnellement, je pense que tous les mouvements islamistes ont une plateforme commune qui est le mixage de la religion et la politique. Des fois, ils vous amènent des personnes modérées mais dans la même perspective, vous trouvez d’autres extrémistes et radicaux.
Pour résumer, le leadership politique constitue l’un des plus grands problèmes de la Tunisie postrévolutionnaires.
Comment remédier à cette situation avec l’approche des échéances électorales ?
Ce sont les échéances électorales qui rendent les choses encore plus difficiles; nous devons assurer alors que les élections sont pour demain. Donc, la question qui se pose est de savoir comment réussir une évolution qualitative et quantitative de notre leadership et assurer les élections. Le peuple tunisien a l’air d’en vouloir à tous et c’est pour cela que tous les sondages d’opinion estiment que 60 à 70% des Tunisiens refuseraient d’aller aux élections. La seule solution, dans ce cas, est de faire des pressions sur les partis politiques pour qu’ils se mettent dans des coalitions afin que le peuple puisse identifier 3 ou 4 grands partis qui peuvent répondre à ses aspirations. A ce jour, toutes les approches pour des coalitions échouent à cause de la petitesse des approches politiques.
Finalement la Constituante, ce n’est pas le plus important pour l’avenir du pays. Elle relève plus de l’instance honorifique qui mettra en place une nouvelle Constitution dont les grandes lignes sont d’ores et déjà identifiées. La constitution américaine ne dépasse pas les 2 ou 3 pages. Le «bill of Rights» soit la Déclaration des droits américaine comprend tout juste les 10 premiers amendements à la Constitution.
Nous devons tous nous entendre sur des fondamentaux qui seront définis dans la Constitution et à ce propos, j’ai proposé de mettre en place une charte démocratique et républicaine pour arriver sereinement aux élections de la Constituante et ne pas nous entre-tuer d’ici là. Il s’agit donc d’imaginer un minimum sur lequel nous devons nous entendre dans un premier temps. La Constitution est pour tous et doit exprimer la voix du peuple dans sa diversité, ses différentes dimensions et ses différentes orientations idéologiques. Espérons que le texte de la charte qui devrait être adoptée incessamment sera aussi fort que le texte initial proposé par ses initiateurs.
Cette charte sert entre autres à limiter les dégâts et éviter tout risque de dérapage afin que la Constitution ne dépende pas dans son essence des limites intellectuelles de certaines personnes qui se prétendent des «leadership».
Dans cette course électorale, y a-t-il une place pour des listes indépendantes?
Bien évidemment et c’est même nécessaire. Je n’arrête pas de le dire. Il faut que les indépendants, partout dans le pays, s’inscrivent dans des listes et se présentent aux élections. Leurs listes doivent s’appuyer sur la proximité: en tant que citoyen, je choisis la personne que je connais.
Les Tunisiens modérés choisiront le parti le plus fort, celui qui répond le plus à leurs ambitions d’une Tunisie ouverte et tolérante. Le vote de proximité se construit sur l’assimilation de la dynamique régionaliste qui existe d’ores et déjà dans notre pays, mais positivement. Parce que nous préparons la décentralisation et d’ailleurs je propose pour ma part qu’en Tunisie l’on constitue des conseils régionaux à l’instar de ceux existant en France. Ce sont les gens du pays mandatés par les électeurs locaux qui pourront jouer un rôle pour développer leur région -grâce entre autres à l’autonomie financière-, gérer les investissements, les marchés et ainsi de suite… L’identité régionale est importante…
Si nous voulons construire des dynamiques politiques et économiques, il faut le faire sur la base des dynamiques déjà existantes en se référant aux groupements qui se partagent les mêmes valeurs et la même culture. Ensuite, il faut créer le contexte qui permettrait à ces dynamiques de se mouvoir et d’évoluer vers un processus de développement plus global.
Quelles sont les conditions nécessaires pour réussir une transition démocratique ?
La transition comporte trois axes différents: celui de la sécurité, celui de l’économie et bien entendu le politique qui représente aujourd’hui la préoccupation majeure de tout le monde. Il est nécessaire de ne pas accorder à un axe plus d’importance qu’à un autre, et c’est pour cela que le processus politique doit être accéléré pour que l’économique et le sécuritaire ne l’envoient pas aux calendes grecques.
Ceci n’est pas spécifique à la Tunisie. Dans chaque transition démocratique, il y a un passage obligé -la première et la deuxième année-, de recul économique. Tant il est vrai que la démocratie n’a pas de prix mais elle a un coût. Les politiciens doivent être courageux et être francs envers la population, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Les seules déclarations que nous entendons de leur part sont: le gouvernement doit assumer ses responsabilités, alors qu’il faut que le peuple sache que nous allons tous vivre une période de vaches maigres qui est tout à fait naturelle dans le contexte actuel du pays.
Ils pensent ainsi qu’ils gagnent des points aux dépens du gouvernement, en fait, ils vont en sortir perdants parce qu’ils sont en train d’aggraver le côté sécuritaire et une situation économique déjà critique.
Ce qui va se passer est que le Tunisien lambda va demander au gouvernement de lui donner de l’argent, alors que celui-ci trouve déjà des difficultés à se sortir des conditions difficiles dans lesquelles Ben Ali a mis le pays.
Le Leadership du pays devrait et se doit d’avoir un discours plus éclairé.