Qu’est-ce qui pousserait les populations d’une petite localité comme Métlaoui, qui ne dépassent pas les 38.000 habitants, à s’entretuer? Des origines tribales remontées à la surface suite à des difficultés économiques? Des conséquences de manipulations malsaines d’individus qui ont beaucoup à perdre? Un jeu de pouvoirs? D’intérêts et d’argent?
Treize personnes ont été tuées et une centaine blessée entre jeudi 02 et lundi 6 juin. Elles n’ont pas seulement été tuées, mais mutilées dans un massacre qui rappelle dans sa férocité des scènes de guerres sanguinaires entre des clans qui se vouent une haine sans merci. Des locaux commerciaux dont le marché municipal dans sa totalité ont été pillés et détruits, et des maisons incendiées.
Il est vrai, à Métlaoui, les familles sont d’appartenances différentes mais elles ont été depuis longtemps assimilées les unes aux autres et bien intégrées grâce aux mariages et à des liens de parenté assez poussés. Elles coexistaient pacifiquement, et quant à l’occasion, il y a des litiges, ce sont les chefs des tribus qui tranchaient. Cela n’a pas été le cas cette fois-ci et on a vu des parents proches s’entretuer: «Vous vous rendez compte, nous avons vu le neveu attaquer son oncle maternel!», déplore un témoin.
Pourquoi est-on allé si loin dans la logique de la violence? Serait-ce dû à l’absence d’un leadership légitime charismatique et influent qui aurait pu faire entendre la voix de la raison aux populations déchaînées? Ou le fait de personnes malintentionnées qui ont jeté le feu aux poudres pour en profiter et reprendre leurs sales magouilles et trafics de tous genres?
Les raisons invoquées officiellement seraient la résurgence des inimités tribales. Officiellement également, il s’agirait de la politique de recrutement de la compagnie de Phosphate de Gafsa, celle par qui tous les malheurs (bonheurs?) arriveraient dans cette région rebelle située à plus de 360 kilomètres de la capitale.
La CPG: un axe du mal?
Certains considèrent que dans la région de Gafsa et principalement à Métlaoui, la Compagnie de Phosphates représente un axe du mal associée au tribalisme et à l’ex-RCD. Au début des années 2000 (2004), lorsque la restructuration et la modernisation de la CPG ont été décidés, nombre de ceux qui y travaillaient ont quitté la compagnie parce qu’ils sont arrivés à l’âge de la retraite ou ils sont partis en retraite anticipée. Il a fallu alors négocier le remplacement des personnels partis avec les représentants du syndicat qui ont décidé que 20% du nombre des embauches devaient revêtir un caractère social. Le Premier ministère avait d’ailleurs approuvé. C’est en 2006 que les recrutements, en question, ont eu lieu par le biais du Syndicat. Les choix de ce dernier n’auraient pas été des plus pertinents et certains en ont vu de l’abus des représentants syndicaux, soit une inégalité de plus. Ca serait une des raisons qui auraient déclenché le mouvement contestataire de 2008 à Redeyef et qui a annoncé les prémices de la révolution de janvier 2011. Ce n’est bien sûr pas la seule. «Ne pensez surtout pas que les syndicats agissaient de leur propre chef, ils expriment également les vœux des tribus», déclare un haut responsable à la CPG.
En fait, à chaque annonce de recrutement, des protestations s’élèvent dans les localités de Gafsa (Redeyef, Omlarayès, Métlaoui et El M’dhilla, El Ksar, El Guettar et Essened). Peut-on reprocher aux jeunes de revendiquer un droit élémentaire? Celui de l’emploi? La CPG doit-elle être la seule source d’emploi pour une région de près des 100.000 habitants?
Les jeunes auxquels on demande, pourquoi ils sont aussi focalisés sur la CPG et le GCT, répondent tout simplement, parce que nous ne trouvons pas d’autres sources d’emplois. D’autres vous diront de manière effrontée, «c’est notre droit, nous avons le droit d’y être et d’y travailler». Autour d’eux, les structures d’encadrement, de financement et de formation à de nouveaux métiers et à l’entrepreneuriat ne sont pas très présentes; le leadership fait défaut également. «Avez-vous remarqué qu’à Redeyef, on n’a pas observé de grèves, pas de manifestations, pas de sit-in, c’est parce qu’ils ont des intellectuels indépendants qui encadrent tout mouvement social et une société civile des plus vivantes dans le bassin minier», explique Siwar, une journaliste à Radio Gafsa.
Dans cette zone de la Tunisie, qui vit hors du temps et de la géographie, la dépendance au pouvoir central est limitée. La contrebande y est non seulement tolérée mais offre aux habitants les moyens de subsister aux moindres frais. Les sphères de décisions ont, pour leur part et depuis l’indépendance, toujours craint Gafsa et alentours, ce sont des têtes brûlées, butées et ne sont pas des soumis. Vivre et laisser vivre, c’est ainsi qu’ont raisonné les gouvernements successifs. Les enfants de la région sont pour la plupart instruits. Eux refusent de vivre ailleurs, ils veulent travailler et chez eux. A Gafsa, tous sont braqués sur le phosphate.
Absence d’institutions fortes et de vie sociale et culturelle épanouissante
Au milieu des années 70 et 80, Gafsa et alentours étaient riches en activités culturelles, le théâtre, la musique engagée y ont vu le jour et y ont fleuri. Ils ont rayonné sur tout le territoire national. Sous Bourguiba, nous avons admiré des représentations théâtrales impressionnantes critiquant de manière pertinente la situation socio-économique et politique du pays. Elles annonçaient les prémices d’un mouvement théâtral avant-gardiste dans la région arabe.
Dans cette région, 16 troupes, dont «Annajm Attamthili LiGafsa», toutes pionnières, ont vu le jour et ont œuvré à développer une vie culturelle épanouissante. La région offrait de très beaux sites aux producteurs cinématographiques qui en ont usé à satiété en tant que plateaux de cinéma. Les habitants voyaient leurs horizons plus ouverts et sans partir trop loin, se nourrissaient d’une riche vie culturelle et nourrissaient tout le pays de leur culture et leur art.
A la même époque, des syndicalistes patriotes avaient tenté d’éloigner les activités syndicales de toute couleur politique ou tribale: «Je me rappelle, lorsque nous lancions des compagnes pour élire des représentants syndicaux à la CPG, nos arguments portaient sur les qualités intrinsèques du représentant syndical indépendamment de son appartenance tribale et nous y avons réussi», témoigne une dame qui a vécu le printemps du syndicat à Métlaoui.
Que s’est-il passé pour que Gafsa, d’un espace ouvert et artistique, se replie sur elle-même et vit cloisonnée du reste du pays?
C’est avec les années 90, et l’amorce d’une époque de censure, d’oppression politique et d’inégalités économiques qu’a commencé le déclin de toute cette dynamique culturelle et sociale.
Il fallait être maître du jeu, par conséquent, il fallait diviser pour mieux régner. L’ancien système qui a déjà démarré son programme pour vider les institutions du pays de leur consistance n’a pas hésité à nourrir les divisions dans une région où coexistent différentes communautés. Il s’est allié une tribu qu’il a dominée par trop de privilèges et qui lui servaient de «para-révolte».
Pourquoi s’étonner alors que suite à la dissolution du RCD, certains représentants de cette tribu et autres individus qui profitaient de leur complicité avec l’ancien régime se «soulèvent» pour semer la zizanie et récupérer la mise, et quoi de mieux que de réveiller les démons endormis de la répartition des postes à la CPG ou au Groupe chimique?
C’est lors des crises économiques que les divisions communautaires apparaissent, assurent les sociologues.
Dans un pays en phase transitoire avec une sécurité fragile et une conjoncture régionale, elle-même instable, un peu d’huile sur le feu et voilà les ségrégations tribales, disparues entre temps, reparties de plus belle!
Pourtant, à Gafsa, à Métlaoui, à Redeyef et ailleurs, il y a beaucoup d’alternatives au travail. Projets d’infrastructure, agricoles, énergie solaire, développement d’échanges commerciaux avec les voisins au lieu de la contrebande et du commerce parallèle.
Société civile et Etat ont aujourd’hui la responsabilité de développer la culture entrepreneuriale et d’éclairer le chemin aux jeunes afin qu’ils sachent qu’ils peuvent être créateurs de richesses et acteurs du développement économique de leur région.
Pour cela, il faudrait que les institutions de l’Etat reprennent leur suprématie par plus de légitimité et d’autorité et que les ONG soient plus présentes sur le terrain, mais aussi que les organismes de soutien soient plus disponibles pour aider, encadrer et soutenir les jeunes porteurs de projets, qu’ils soient à dimension économique ou culturelle.