La Tunisie est consternée. Gafsa est en état de choc et Métlaoui terrorisée panse ses blessures. Après les événements tragiques dans la ville minière, la sécurité est revenue mais reste fragile. Même si en fin de semaine les arrestations et la visite de certains dignitaires, représentants de la société civile et responsables de partis politiques ont quelque peu calmé les esprits.
Il est midi sur la route de Métlaoui. Nous n’en sommes qu’au début de l’été et on suffoque déjà. En route, on apprécie la beauté des paysages et imaginons la région autrement plus prospère. Un peu par anticipation d’un avenir que l’on voudrait florissant et beaucoup par appréhension de l’horreur à découvrir.
Accueilli par Siwar, journaliste à Radio Gafsa, nous réalisons au terme d’un tour dans la ville ou de ce qu’il en reste, l’étendue des dégâts. Siwar pas plus que Sleh ou Mohsen, commerçants dans le marché municipal, ne s’en remettent. Si la première, gorge nouée déclare: «Même pendant la lutte contre la colonisation, il n’y a pas eu cette sauvagerie. L’histoire lointaine et proche témoigne du passé militant de toute la région». Les deux hommes, eux sont dans l’inventaire des dégâts. Pas seulement matériaux. Tous appréhendent l’avenir et estiment qu’il faut rapidement enterrer l’adversité, restaurer le pouvoir de l’Etat et mettre fin à la marginalisation de la région. Ils s’interrogent sur l’impact des violences dans les cœurs et les esprits.
Des esprits qui s’échauffent justement dès que l’on apprend la présence de journalistes au lendemain des incidents. Des témoins au bord de l’hystérie arrivent en mobylette, en voiture, à vélo et à pied. Tous n’ont qu’un maitre–mot à la bouche: «Surtout ne pas croire que nous nous détestons. Qui parle de tribalisme? Qui veut se cacher quoi derrière ce prétexte? Qui a intérêt à diviser pour continuer à régner?».
Issam, 30 ans, semble au bord d’une crise de nerfs. Il hurle: «les Bouyahia sont une tribu puissante qui a été nourrie par ses appuis politiques et a obtenu de nombreux privilèges et passe-droits. Ils étaient proches de la mafia en place. Ecrivez, écrivez… Si vous êtes vraiment à la recherche de la vérité, écrivez!». Mokhtar, balafré, est encore plus nerveux. Il interpelle le frère de la jeune fille de 16 ans qui a été tué pendant la nuit. Ils témoignent de l’atrocité qu’a subie la population et crient à la vendetta! «Tant que les forces de sécurité se déploieront, il ne se passera rien. Un jour, un mois, un an… ça repartira. Nous sommes traumatisés. Les corps de nos familles ont été mutilés, on a troué les yeux des morts et sorti leurs tripes. On a castré un cadavre. Imaginiez-vous ça! Comment osez-vous appeler au calme?».
La fin de la conversation est interrompue par un nuage de poussière et le vrombissement de deux Isuzu pleines à craquer. Les gens fuient Métlaoui. Ils ont peur pour leurs femmes et enfants. L’avenir s’assombrit par ici. Nous repartons avec quelques questions et beaucoup d’angoisses. Combien durera cette paix momentanée? Ce calme est-il bel et bien superficiel? Que réserve l’avenir à ces oubliés de la Tunisie?
Pour comprendre un peu la situation, il faut savoir que Métlaoui est une ville de près de 40 mille individus composés de différentes tribus comme les Ouled Bouyahia, les Jéridiyya, les Ouled Slama, Maammar ou Radhouane,… Des noms de tribus que l’on pensait juste cités pour perpétuer la mémoire d’un pays qui a su dépasser ces clivages au profit de l’instauration d’une citoyenneté véritable. Le tribalisme ou le régionalisme ne sont-ils pas des vestiges d’une époque que l’on pensait révolue?
Décapité, le système qui les étouffait les a fait exploser. Depuis la révolution, ils reprennent le dessus et expriment avec violence toutes les rancœurs. Certains estiment que le régionalisme est à l’origine du mal-être des Tunisiens. D’autres tentent de minimiser son poids. Celui-ci n’a-t-il pas été exacerbé par le déséquilibre entre les régions? N’est-il pas le résultat d’une politique alimentée par les politiques de l’époque?
Au cœur de ces nombreux ressentiments, on ne peut que désigner la Compagnie de Phosphate de Gafsa (CPG), tant elle est l’objet de tous les forfaits et maux, convoitises et appétences. Produisant annuellement environ huit millions de tonnes, l’entreprise est le cinquième producteur mondial de phosphate. Y décrocher un emploi est un jackpot. Une situation qui équivaut à la stabilité et la l’aisance dont rêve une majorité des habitants du bassin minier de Gafsa.
Sauf que tous savaient que pour trouver un emploi dans la «kobaniya», il fallait jouer le jeu de la corruption et s’assujettir aux multiples jeux d’influences. Toutes les influences. Celles des recruteurs mais aussi de tous ceux qui avaient du pouvoir comme le syndicat, la tribu, le parti politique, la police,…
C’est d’un climat social dégradé, d’une situation sanitaire préoccupante à cause des maladies de la mine, de conditions de vie difficiles liées au chômage et à la répression que le système s’est nourri. Il était soutenu par l’absence d’autres formes de pouvoir dans cette région qui était presque administrée par une infime partie de ses habitants. Une minorité qui stabilisait et téléguidait les désespoirs en balançant la population entre l’assujettissent et l’insubordination en permanence. Une mafia qui s’alimentait de toutes les formes de trafics: armes, contrebande, drogue, immigration clandestine…
Sur le terrain, on en arrive à réaliser qu’il n’y pas d’autre loi que l’argent et son autorité. La mafia s’est substituée à la politique et depuis ni la société civile pas plus que l’idée de loyauté envers “l’Etat” n’existent. Reste à savoir que le pouvoir de cette maffia ne s’appuyait, comme le dit si bien Sadri Khiari dans un article paru dans «Indigènes de la République», que sur «l’absence d’une légitimité de cette nature, Ben Ali et sa bande de voyous ont fait un autre choix: détruire la morale, casser les solidarités, abolir le respect, généraliser le mépris, humilier, humilier et encore humilier».
Une humiliation qu’il faut tenter d’effacer au plus vite. Vendredi dernier (10 juin 2011), sur initiative de Abdelwaheb El Heni, chef du parti «Al Majd», le cheikh Mourou et de nombreux dignitaires de la société civile et politique tunisienne se sont rendus à Métlaoui pour porter des messages de paix et de rassemblement. Ne vaut-il pas mieux tard que jamais.
Entre temps, le tribalisme que l’on a présenté comme à l’origine des violences de Métlaoui s’avère en être une des conséquences. Un sentiment que l’on a attisé. Plus de 100 personnes parmi les ex-responsables du RCD et des valets du clan déchu ont été arrêtés. C’est un début. Les événements de Redeyef étaient le point de départ de la révolution, les incidents de Métaloui sont-ils une alerte à ce qui pourrait arriver de pire pour la Tunisie?