Depuis le déclenchement des événements sanglants de Libye et le flux incessant des réfugiés, de toutes les nationalités, à la frontière tuniso-libyenne, au point de passage de Ras-Jdir, la localité frontalière marchande de Ben Guerdane, dont l’hospitalité et l’élan humanitaire ont forcé l’admiration du monde entier, danse sur un volcan, expose sa vitalité, épouse les changements, refonde sa stratégie commerciale, scrute l’actualité tripolitaine au jour le jour, observe une prudence de sioux et continue à confier son destin au libre-échange avec un voisin imprévisible qu’elle a appris à apprivoiser depuis des décennies. Si la majorité dans cette région, haut lieu de la contrebande, de l’informel et des rapports marchands, sympathise avec les insurgés libyens, fidèles au Conseil National Transitoire, installé à Benghazi, une minorité idéologisée, attachée à ses convictions unionistes panarabes, demeure de tout cœur avec le Guide Maâmmer Gueddafi, n’hésite pas à accrocher le drapeau vert aux fenêtres des maisons et fait tout pour assurer au disciple de Nasser le ravitaillement nécessaire à son ultime combat pour la survie des siens.
«L’argent liquide coule à flots à Ben Guerdane après l’entrée en scène des coalisés en Libye et le commerce transfrontalier, une seconde religion dans la région, est repartie de plus belle dans un contexte de guerre civile et de pénurie dramatique chez un voisin, habitué à la consommation, au paraître, à l’opulence et à l’abondance», me dit un instituteur de la place, pour qui seules quelques familles, de tout temps liées au maître de Tripoli sur le plan idéologique et pécunier, stigmatisent l’intervention de la coalition internationale, appelée au secours des civils libyens, souhaitent la victoire des Kataieb, de sinistre réputation, se montrent parfois agressifs vis-à-vis des délégations humanitaires émiratis et qataris, dont les gouvernements sont des soutiens notoires aux rebelles et organisent des convois de volontaires tunisiens pour parader à Bâb El Azizia, point de ralliement du Guide, contre la modique somme de 300 D par jour!
Pour notre interlocuteur, la bagarre en Libye va être longue et rude. Les habitants de Ben Guerdane, pour qui tout travail sérieux doit se faire dans l’ombre, occupent, dans ce contexte, une niche stratégique commode. Ils sont libres de leurs mouvements. Ils seront les serviteurs des événements. Se laisseront porter par le courant des besoins vitaux. Des uns et des autres. Ils ont appris, dès l’enfance, qu’on n’a pas de grandes chances sans courir de grands risques. Finis le regret et le découragement liés à la période prérévolutionnaire, maintenant c’est l’exaltation de l’ardeur et de la volonté. Ben Guerdane, c’est la ruche de la ferveur. Elle vit avec toutes les libertés que dispensent l’audace, la fortune, l’esprit et le talent. Elle veut ce qu’elle imagine. Elle peut ce qu’elle veut.
Finalement, à chaque crise à la frontière, les lobbys de l’informel essaient toutes les manettes. Font le tour du propriétaire. S’adaptent en permanence. Regardent ce qui marche ou pas. Avec eux, tout se négocie dans des enceintes multiples et interactives. Le réalisme, le pragmatisme, la mobilité, l’initiative et la ténacité s’imposent. Pour pouvoir placer le curseur commercial au bon niveau. Maintenant, d’après notre vis-à-vis, c’est l’heure de gloire de l’essence, des fruits secs, des biscuits et des bicyclettes de l’autre côte de la frontière. Et les Tunisiens, appliquant le vieil adage boursier bien connu selon lequel «mieux vaut acheter au son du canon», ramènent de Tripoli des convois d’électroménagers à des prix défiant toute concurrence. Là-bas, les grossistes craignent le pire. Les bombardements, l’insécurité, l’instabilité et les combats de rue les poussent à brader leurs stocks.
Au fait, la reprise à grande échelle de l’activité commerciale à la frontière tuniso-libyenne, la présence des associations humanitaires internationales et les déplacements incessants des délégations étrangères dans la région ont donné un coup de fouet aux échanges, renforcé la coopérative civique des autochtones, revitalisé les lois du marché, remué à nouveau le tissu informel, mis à mal après la révolution et réactivé des réseaux, qui se chevauchent. Se croisent. Additionnent parfois leurs forces. Se concurrencent. Promeuvent leurs intérêts. Trouvent de nouvelles sources de rentabilité. Dans une stratégie de concertation permanente. Car de tout temps, les liens de sang ont toujours prévalu à Ben Guerdane, ce qui a permis d’araser les différences sociales, d’adouber les récalcitrants et d’enserrer tous les enfants de la localité, issus dans leur ensemble de la tribu des «Touazin», dans un réseau de partenaires.